Les billets de Joseph

Les billets de Joseph

Tout le monde n’aura plus cette chance d’avoir des parents communistes

 

Les parents étaient militants et ils étaient communistes, c’était à l’ancienne manière, celle des lutteurs d'avant la chute du mur. Une certitude d'avoir, et d'être sûr, le bon chemin : la seule vérité, la pure, de celle gravée à jamais dans le marbre de l’histoire du monde. Ils y ont un peu risqué leur vie, celle de leurs amis ou de leur famille,  ils ont même vu en mourir quelques-uns, souffert aussi, enduré l’humiliation, et fait des choses pas ragoûtantes, à peine un peu car souvent jamais dites, emportées dans la tombe pour les pires, tout cela au nom d’une cause tellement belle que sa fin justifiait toujours tous les moyens, mais vraiment toujours. Chacun pourra -ou pas- comprendre qu’ils auraient eu du mal à remettre en cause ne serait-ce qu’une seule once de cette vérité toute personnelle qui les a fait aller au delà de leurs modestes personnes, se sublimant au nom d'un idéal, pour le meilleur mais aussi pour le reste de ce tout ou rien. Parce que le faire a posteriori, reviendrait simplement à remettre en cause une vie passée, toute entière, vouée et dévouée à la cause. Il leur était pratiquement  impossible de s’avouer justement, s’être ou avoir été trompé un peu ou beaucoup - mais aussi pas du tout sur certaines choses- lors de ce passage unique à durée déterminée sur notre planète bleue qu’ils auraient voulu voir rouge, comme une cerise. Le père l’a fait. Il y a vécu puis l’a quittée en communiste inamovible, sous le regard admiratif de sa femme, plus intellectuelle certes, mais qui avait trouvé en lui son héros, s’y sacrifiant, oubliant pour son homme, un peu trop parfois, la dignité des causes féministes pour lesquelles elle se battait pourtant avec ténacité. Enfant des quartiers populaires pour ne pas dire du caniveau, fâché avec l’école, le père adolescent avait eu la chance d’y croiser le Parti, puis sa belle un peu plus tard : la future mère de ses enfants. Ce fut l’occasion inespérée pour lui de se mettre debout et en vivre dignement. Ce Parti l’a dégrossi, formé, éduqué, discipliné, construit à son image, pour une vie qui valait le coup d’être vécue au nom de l’espoir, et d’innombrables batailles menées en son nom, plus souvent perdues que gagnées.

 

 pcf1.jpg


 

Les parents étaient militants et ils aimaient les beaux livres. Chaque fête, ou chaque rassemblement important était l'occasion pour eux d'acquérir de belles collections. Certaines encore mythiques aujourd'hui, d'autres ont pris un sacré coup de vieux après l'effondrement, pas de cette belle utopie, mais de la fabrique d'images des systèmes -soi-disant- communistes réels. Il leur arrivait même de prendre des crédits à des taux hallucinants  pour ce faire, mais c'était pour des organismes amis, pour la cause, ce qui est plutôt marrant quand on se dit anticapitalistes. Enfin bref, les œuvres reliées étaient exposées dans l'entrée de l'appartement -le visiteur était donc prévenu, cela lui évitait les gaffes, si il ne voulait pas se fâcher avec les pourtant adorables parents- .Un jour, on leur a offert un chien, il était un peu turbulent. Un soir en rentrant du boulot, ils eurent une vision d'horreur, le cabot avait croqué une partie de l'histoire de la résistance et un tome des deux grands USA/URSS. Le chien s'est pris la trempe de sa vie. Il a recommencé par deux fois, il a bouffé les œuvres reliées d'Aragon, puis les unes de l'Humanité en fac-similé. Deux nouvelles trempes, le chien  n'a jamais recommencé, mais il n'a pas pris pour autant sa carte au parti, n'est pas devenu poète, ni révolutionnaire. Son plaisir de dévorer les livres était donc purement utilitariste et pas intellectuel. Une adhésion de manquée.

 

Les parents étaient militants et ils étaient disciplinés, respectueux de la hiérarchie politique et des autorités républicaines, l’élu du peuple qui venait manger à la maison ne voyait que des petits plats dans les grands, ceux que même les fêtes familiales n’apercevaient jamais. Ils étaient déférents avec les écharpés du Parti bien sûr, mais aussi avec ce maire de droite, bien falot pourtant, ou celui d’avant, un deuxième personnage de la république, s’il vous plait, malin et madré comme le patriarche vieillissant qu’il devenait, éberlué de voir un communiste entrer en « son » aristocrate conseil municipal, dont les adjoints, en ces temps de guerre froide, constataient avec une réelle surprise que les cocos étaient des gens comme les autres, normaux, civilisés, qui n’avaient aucun couteau entre les dents et élevaient leurs enfants avec affection et droiture, au lieu de les dévorer au petit déjeuner.

 

Les parents étaient militants et ils choisissaient les bonnes causes, les beaux combats : celui de la décolonisation, celui de l’égalité entre les hommes et les femmes, celui de la lutte des classes, et l’à peine entamé contre l’exploitation. Une réelle fraternité, une réelle liberté présidaient au quotidien de la tribu, puisque leurs enfants ne se seront finalement jamais approchés vraiment de cet appareil bureaucratique qu’ils servaient: redoutable, un autre pan de cette culture beaucoup moins sympathique, pour lesquels de nombreuses belles personnes ont été sacrifiées. Le partage d'un espoir commun était un généreux ciment d'humanité, mais son utilisation toute administrative était parfois beaucoup plus mécanique dans son ambition d’efficacité, ne faisant pas de sentiment, pour ne pas dire de quartier ou de dentelle. Ainsi des amis des parents, des vrais de ceux qu’on aime d’amour, hein, pas de simples copains, disparaissaient brutalement du paysage familial, après des années de dimanches communs, de pique-niques, de vacances collectives en parties de cartes, de rires ou de chagrins, de militantisme et d’entraide désintéressée. Le père prononçait quelques mots cruels sur les disparus lorsque les enfants s’en inquiétaient, la mère achevait le travail d’un ton glaçant, la jeune garde comprenait alors que les disparus avaient trahi la fraternité de leurs camarades géniteurs ou quelque chose de plus effroyable encore : des vendus forcément, ou des devenus fous parfois, les mots étaient anormalement durs dans les bouches des parents, et si surprenants pour leurs enfants. Mais les enfants devaient se contenter de la traitrise ou de la couardise comme seules justifications à ces quelques ruptures à la violence silencieuse. Ils ne le comprenaient que trop bien, malgré les discussions des adultes qui s’arrêtaient, net, quand ils entraient par mégarde dans un lieu à un moment où ils n’étaient pas attendus. Plus tard, les enfants devenus adultes éviteront eux aussi, de discuter politique avec les parents, la déception affective en cas de désaccord générationnel était si forte et apparente, qu’ils faisaient peine à voir à leurs propres enfants -ben oui, les parents ne pouvaient décemment pas mettre leurs enfants à la poubelle du bannissement comme ils l’avaient fait pour d’autres-.

 

Les parents étaient militants et étaient dévoués à leur parti, qui le leur rendait bien, au-delà d’eux-mêmes. La mère a mis les enfants à l’abri chaque fois que cela a chauffé, de la menace explosive et mortelle de l’OAS jusqu’au coup d’état de Boumediene, lorsqu’il a fallu déguerpir d’Alger, avec le père emprisonné au secret. Puis atterrir dans un boui-boui en banlieue rouge, le Parti s’était occupé de l’exil du père, de la famille, de tout quoi: un logement, un travail, une cellule, d’autres camarades, la vie reprit comme avant, juste un peu différente. Le père a même fait le garde du corps pour le secrétaire général ou encore le coup de poing avec le SO en 68, et été de toutes les luttes des années 70. La mère a aussi pris sa carte au syndicat ennemi, et aussi  aux parents d’élèves, pour y exercer un entrisme tout en douceur. Pendant que son mari collectionnait les campagnes électorales, sur les affiches ou en collant pour d’autres, et quelques vestes retentissantes, surtout après 81, y compris la dernière, en retraité proche de la chute finale dans une obscure cantonale creusoise, ou ses cheveux blancs étaient les seuls communistes présentables du coin. La « Fédé » comptait sur lui, comme d’habitude, cela faisait 60 ans qu’ils lui jouaient le petit air de l’indispensable et flatteur  « Camarade, il faut que t’y ailles, c’est un moment historique, le Parti a de grosses chances, surtout avec toi ». Un peu moins de 3% des suffrages exprimés montraient que l’histoire prenait décidément tout son temps.

 

pif.jpg

 

Les parents étaient militants et ne passaient jamais leur dimanche matin à la maison. Pas pour aller à la messe, non, mais bien pour prendre soin de leurs ouailles, pardon, de celles du Parti. La tournée de l’Huma Dimanche, une institution qui débutait au porte-à-porte, parfois dès le vendredi soir, finissait au marché, puis invariablement à l’apéro dominical autour d’une table, à peu ou beaucoup. Par ce journal, chaque abonné voyait un militant passer chaque semaine chez lui remettre en main propre l’opinion du Parti, une fantastique relation de proximité s’installait, donnant l’impression à chacun de n’être jamais seul. Le couple d’un camarade battait de l’aile, l’un avait des soucis dans son entreprise, un autre se perdait à battre sa femme, ou bien un quelconque problème matériel empêchait un camarade de vivre sereinement … Pof, le Parti l’apprenait, immanquablement par ce moyen, il se mobilisait, finement ou lourdement pour régler le problème, si possible à son profit.  Une solution trouvée, une aide efficace pour sortir d’un mauvais pas ou d’une injustice produisait de la reconnaissance envers l’appareil, et entretenait cette relation si particulière de fidélité, temporaire ou absolue. Ce maillage permettait dans le quartier, aussi, de diffuser les thèmes politiques, renouvelant ainsi la fibre des lendemains qui allaient chanter, c’était sûr, ça allait péter, se disaient-ils, en un entre-soi fédérateur, à chaque fait d’actualité sociale. Cette motivation faisait passer le message, pour convaincre ou le contraire, pour repérer les opposants, les réfractaires voire les ennemis de la classe ouvrière, mais surtout les tièdes, les sympathisants ou les futurs proches qui renouvelleraient l’effectif militant, à court ou moyen terme. Un contrôle social d’apparence anodine et fraternelle, mais efficace et protecteur comme tout contrôle social caractérisé, qui s’exerçait aussi quelques soirs de semaine, pour un tractage et une réunion qui serviraient utilement, aucun d’eux n’en doutait, à changer la face du monde. Les enfants pouvaient aussi s’entrainer à faire comme les adultes, Pif-gadget arrivait en même temps que le journal des parents, les pionniers de France se chargeaient de proposer une sorte de vie collective et fraternelle, un peu comme celle des grands, mais en miniature, en une subtile proximité avec le catéchisme apparent de l’idéologie des adultes.

 

Les parents étaient militants et étaient de grands fêtards. Début septembre, une grosse nouba réunissait leurs semblables en banlieue sur un week-end. Les enfants adoraient. La musique se mélangeait aux livres, la France entière était là, même les cinq continents devenaient accessibles. Les frites et les merguez se partageaient avec plein d’adultes souriants et bavards, quelquefois  avec de curieux accents, qui leur passaient la main dans les cheveux et leur disaient des mots gentils, tout cela au milieu d’une foule énorme avec en fond sonore de la variétoche ou du rock culte, mixés au flonflon des manèges et des slogans. Le seul moment un peu bizarre était le dimanche vers 16h où tout le monde écoutait la parole de la grande scène, la voix du patron ou d’un de ses sous-commandants les transformant quelques minutes en statues de sel.

De même,  le muguet du début mai était l’occasion d’aller manifester avec les adultes, dans une sorte de troupe disparate mais curieusement homogène et bigarrée sur les grands boulevards parisiens, les parents se transformaient pendant une quinzaine de jours en fleuristes monothéistes ne vendant que ces clochettes au parfum reconnaissable entre tous. Quand l’actualité n’était pas rigolote, pas de fête. Les parents, pas souriants et un peu tendus, laissaient les enfants en garde au bon soin d’un membre de la famille ou d’un voisin. Les bribes du récit de la manif ou de l’action, perçues de manière décousue par les enfants après les batailles, parlaient vaguement de CRS ou de ces bécassons de gauchistes ou trotskystes, qui leur semblaient être des gens pas très efficaces mais diablement rusés.

La section du Parti veillait à proposer des moments conviviaux tout au long de l’année, non seulement pour les fêtes nationales traditionnelles comme les vœux de la nouvelle année ou les commémorations patriotiques, mais aussi des événements particuliers que les autres enfants de l’école ne semblaient pas fêter, comme la fameuse « remise des cartes », la venue d’un grand écrivain -qui en profitait pour écouler ses invendus, assez grands aussi-, ou encore une projection d’un film « slave » en noir et blanc, plein de symboles grandiloquents et généreux suivi du sempiternel débat, souvent chiant, que les enfants shuntaient en partant jouer dehors avec la progéniture des autres camarades. Parfois les parents emmenaient toute la petite famille dans des locaux ou des usines improbables, où se tutoyaient des gens inconnus, remontés comme des pendules qui leur racontaient leurs malheurs avec ces salauds de patrons qui se gardaient tout le pognon pour la bourgeoisie. Les parents donnaient de l’argent, toujours, et achetaient par exemple, une montre pour soutenir la lutte du jour, sans oublier de laisser de la bouffe ou des vêtements, les trop petits que les enfants ne pouvaient plus porter.

 

1ermai.png

 

 

Les parents étaient militants et étaient sincères, même dans le déni. Inutile d’en faire le long et  triste inventaire. Juste la dernière couleuvre soviétique en Afghanistan, entendue à la radio leur était clairement restée en travers de la gorge. Le père laissa échapper une grossièreté pour la première fois de sa vie devant ses enfants devenus un peu plus grands, « Mais putain ! Quand est ce qu’ils vont arrêter leurs conneries !», la mère ajoutant « nous refont Prague, ce n’est plus possible, ça ! », mais ce fut aussi la dernière, car Jojo vint leur expliquer quelques heures après, toujours à la radio, le pourquoi de la chose, les parents en  furent retournés comme des crêpes, devant leurs enfants éberlués, le bloc parental un instant lézardé, se reconstitua, solide comme jamais, pour l’éternité des mille communismes.

 

Post-scriptum aux éventuels commentateurs : Si vous les reconnaissez, ou pas, je vous remercie de respecter leur anonymat et leur intégrité. De plus vous risquez de confondre, puisque le Parti de leur époque avait un effectif bien supérieur à la contenance d’une cabine téléphonique, elle aussi, en voie de disparition.



08/06/2016
19 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 37 autres membres