Les billets de Joseph

Les billets de Joseph

Burn out

Il part. Il a rangé son bureau. Ce soir, il ne rentrera pas. Il a vérifié son compte bancaire. Il a bien calculé, il dispose de quelques années pour voir venir.

 

Elle va l'attendre. Mais il ne voit pas en quoi son départ bouleversera la vie de sa femme, juste une surprise, une sale nouvelle pour elle. Il n'a pas le courage d'aller lui annoncer. Se justifier ? Il ne sait même plus pourquoi il vit avec. Il ne se rappelle plus cet amour qu'il a du éprouver pour elle. Sa jeunesse est comme un souvenir lointain, un vieux bon film dont on ne se remémore pas l'histoire mais dont on garde juste l'émotion et quelques images. Oui, il a du l'aimer, oui, elle a du l'aimer. Depuis que leurs enfants ont grandi, puis sont partis vivre leur vie. Ils ne partagent plus rien, si ce n'est un ciné, quelques amis, la maison et ce quotidien sans écueil. Son désir s'est dissous, pourtant lorsqu'ils se sont rencontrés, il aurait tout fait, tout donné pour ne pas perdre une minute de vie commune. Il l'a fait, elle était belle pour lui, elle est d'ailleurs encore jolie, mais cette sensualité ne l'émeut plus. Ils leur arrivent de faire l'amour. Ils ne bâclent pas, ne simulent pas, non, ils se connaissent par cœur, tels deux virtuoses rejouant une œuvre connue ou seule la dextérité s'exprime. Leur besoin à assouvir est une sorte de rite. En même temps, cela n'a jamais été désagréable pour lui, plutôt agréable même, encore tendre parfois.

 

Il referme la porte de son -maintenant ex-bureau.

 

Elle n'est pas en cause, il a souvent réfléchi à ce qui n'allait pas, sans jamais trouver de bonnes ni solides raisons à son insatisfaction. Bien sur, les frictions existent, leurs deux personnalités n'ont jamais été soumises ou dominatrices. Ils ont toujours cherché, recherché une cohérence entre eux, aucun des deux n'aurait accepté de vivre avec une potiche. Ces vingt-cinq ans de

vie commune ont eu leurs instants de rupture, mais aussi de fulgurances de bonheur, si tant est que ce mot veuille signifier encore quelque chose. Cette coexistence lui a beaucoup apporté en stabilité, a participé à sa construction intellectuelle. Le chien fou qu'il était, est devenu quelqu'un de raisonné. Mais pas de raisonnable, sinon il n'envisagerait pas de prendre la direction de l'autoroute A7.

 

Alors pourquoi cette lassitude si forte par instants, qu'il en éprouve comme un besoin de violence. Il casserait quelqu'un ou quelque chose juste pour vérifier qu'il est encore vivant. Ce n'est peut être pas seulement son couple qui va mal, car il se l'avoue rarement mais il ne dort bien qu'avec cette présence à son coté, cette douce chaleur réconfortante. Il adore s'y complaire, s’y cacher, s’y enfouir. Son visage dans le creux de ce cou et de cette épaule. C’était doux. C’était si bon qu'il en oubliait tout. Mais aujourd'hui, il se juge capable de se passer de cela. La passion n'est plus là, mais elle a laissé quelques traces définitives. Sur ces agaçants constats, il prend l’ascenseur pour rejoindre le parking.

 

Et ses enfants. Il considère les avoir perdu peu à peu dès leur adolescence. Ils sont devenus adultes, un vague condensé de leurs parents mâtinés des influences du 2lème siècle. Ils sont volubiles, marrants à regarder, procrastiner et bouger. Il lui arrive de les observer comme des étrangers d’une autre culture que la sienne, si proches et si lointains. Il a essayé d'analyser en  quoi il avait bien agit, et en quoi il s'était trompé dans leur éducation, et a vite laissé tomber. Le résultat lui plaît mais il ne saurait en expliquer la recette. Aucune relation de dépendance n'existe, ils sont proches  mais libres de leurs parents mais là aussi, il ne s’y retrouve plus, pénible...

 

Il monte dans sa voiture et démarre.

 

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Qu’a-t-il fait de sa vie ? Le travail n’a plus l’importance, voire le monopole qu’il avait. Il ne se considère plus efficace, ni même intelligent. La fonction de cadre dirigeant, au départ était pour lui flamboyante : les nobles missions, les objectifs qualité... Toute cette dialectique hypocrite enrobant vainement la contrainte du travail et ses comédies. La communication, la productivité, la carrière, tout cela lui semble vide de sens, sonner faux, du toc ! Il travaillait pour gagner sa vie, après avoir amassé biens et capitaux, se demandait bien pourquoi continuer à se faire suer ainsi. II savait aussi qu’il rapportait beaucoup plus d'argent qu'il n’en touchait. Les gains de productions obtenus dans son propre département sur le dos de ses subordonnés, cela se faisait au mépris du respect des personnes, de la sienne comme des autres, de gens qu’il ne connaissait même pas parfois, qui subissaient ses décisions à des milliers de kilomètres de son bureau ouaté et protégé. Progressivement, il avait adopté un profil bas, le minimum pour conserver sa place, suffisamment propre dans son comportement pour pouvoir soutenir son regard dans son miroir personnel -pas très exigeant, faut dire-. Les pots de vins, la une des médias, les liaisons d’un jour,  le cynisme ambiant, il regardait tout le monde jouer ces  différents rôles avec une ironie croissante.  Il a goûté à tout cela, bien sûr. Il n’était pas le plus maladroit dans ces parties de dupes. Il a cependant très vite renoncé aux stratégies de pouvoir  auxquelles la plupart des hommes se laissent prendre par vanité ou plus simplement pour la place d’un autre et pour ne pas soi-même être éjecté de la machine.

L'argent facile, la domination de ces contemporains et l’incroyable prétention de la plupart d’entre eux à vouloir être le meilleur de la meute, le dominant, le dégoûtaient aujourd’hui, curieusement.

 

Les assassins de la finance, les meurtriers de bureau ou les tueurs des conseils d’administration, il les méprise autant que leurs victimes: les battus d’être calife. Chacun veut    laisser une trace sur terre, cet axiome est devenu sien pour expliquer ce que sont les autres, les pas comme lui. « Je ne suis et ne serai que poussière » se répète-il souvent. Il se méprise aussi. Il a rapidement tiré un trait sur le monde factice des notables, du club des élus. Pour lui la vie est ailleurs, il s'est recroquevillé sur ses fondamentaux, veillant à conserver ne serait-ce que sa situation et éviter de tout perdre à ce Monopoly réel. Et il ne sait pas vivre autrement, l’inconnu l’attend donc. Il se rassure en se disant que cela ne peu pas être pire que ce monde là.

 

Il glisse sa carte magnétique, fait lever la barrière rouge et blanche du parking tout à ses pensées, il enclenche la première et engage sa voiture sur le boulevard.

 

Le bolide rouge qu'il n'a pas vu venir vite, fracasse le coté gauche de son gros SUV et l'envoie s'enrouler dans le premier marronnier de droite. L'énorme vacarme de tôle et de verre n'est plus qu'un écho. Dans une odeur d'huile chaude et de caoutchouc brûlé, il reprend conscience. Il ne voit rien qu'un nuage rouge avec des bulles blanches. Il a mal, il râle, au milieu des airbags qui l’étouffent. Il sent le métal sur ses os, dans ses muscles, un liquide chaud le trempe, l'inonde, il est au delà de la douleur. Il n'a plus la sensation ni de son corps, ni de ses membres, il se sent incrusté dans la carcasse fumante. Il distingue un vague bruit de sirènes à deux tons. Il pense qu'il a finalement trouvé ce qu'il cherchait: ne plus vivre, ne plus avoir d'états d'âme...Trouver la tranquillité absolue, l'absence de conscience, la mort. Le doute est fini, conclut il. Dans un soupir, il murmure « Poussière, tu n'es que poussière » et plonge dans le néant.

 

 

 

Cette histoire du dimanche  est dédiée aux plus de 500 personnes qui meurent chaque année au travail et pas dédiée du tout à Matthieu Pigasse, homme d’affaires soit disant de gauche et soit disant fan des Clash. Publié initialement sur médiapart le 25/05/2014



23/05/2016
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