Les billets de Joseph

Les billets de Joseph

Carton jaune

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Il sort du kiné, après l’entraînement. Il est fourbu, les endorphines inondent son organisme, l'acide lactique lui tétanise encore les muscles malgré le massage et le bain froid. Il aime cette sensation d'après l'effort, décidément. Surtout des jours comme aujourd'hui, Sokun vient de se fader une heure de fractionnés sur la piste d'athlétisme, le chrono final n'était pas loin de son meilleur temps sur 400 mètres. Ses équipiers du groupe pro sont déjà chez eux depuis longtemps, à faire la sieste récupératrice à laquelle il aspire lui aussi. Mais il garde cette pratique du tour de piste depuis son adolescence, c'est peut-être cette originalité besogneuse qui lui permet de se retrouver à gagner -très bien- sa vie à taper dans un ballon. Cette endurance, et aussi ce pied gauche si adroit, rare dans la corporation. Profession arrière gauche dans un club de foot breton, parfois ça lui fait bizarre, lorsqu'il prend le temps de faire le pas de coté à regarder son parcours, et c'est pas souvent.

 

Un peu marginal mais normal, à la limite du hors-jeu mais discret, comme son nom de famille, Troadec accolé à ce prénom exotique: Sokun, union de la rencontre improbable d'un marin lorientais et d'une fille de réfugiés cambodgiens, du temps ou la France accueillait encore la misère du monde au lieu d'en faire une frontière électorale. Les brimades de la communale sur ses yeux bridés et la couleur particulière de son épiderme sont bien oubliées, maintenant. Il passe à la télé, a son quart d'heure de célébrité régulier, en effet, son prénom résonne parfois dans les tribunes du stade lorsqu’en fin de match, ses montées offensives déstabilisent l'adversaire fatigué (sans overdose de fractionné comme lui), et son pied gauche magique qui donne une balle de but, ou même score quelquefois, renversant les pronostics contre son club de milieu de tableau, toujours présent mais transparent car jamais en tête des classements, dans le ventre mou des presque anonymes. Bien sur , il est reconnu en centre ville, accessible, il se plie aux selfies et aux autographes, ainsi qu'aux exigences médiatiques de la presse locale mais au delà du Morbihan, il redeviendrait quasiment anonyme . A 26 ans, il est toujours dans sa ville de naissance, jouant au club qui l'avait formé, en le piquant à celui d'athlétisme, son sport de cœur. Il a bien refusé quelques offres de grosses écuries, voire étonné quelques émissaires de clubs étrangers, préférant rester chez lui, plutôt que de multiplier son salaire par 5 ou 10. Il se surprend certains matins à ne pas avoir envie d'aller au stade. Payé pour jouer à la baballe, son rêve en toc enfantin, qu'il finit par prendre comme un simple boulot. Consciencieux, il a la confiance de tous au club, dont il est devenu une sorte de meuble, un repère de stabilité malgré sa jeunesse. Il continue ainsi ses petites contributions pour former les équipes de jeunes, comme une sorte d'anomalie au milieu des quelques mercenaires de l'effectif, du brésilien vieillissant au jeune ivoirien plein de vie.

 

Il s'apprête donc à monter dans sa clio, lorsque son vibreur le fait décrocher, sans regarder. Une voix qu'il connaît, le salue et le tutoie d'entrée. Il se dit que ça sent le coach. Bingo, la voix lui rappelle bien les plus mauvais imitateurs, mais c'est vraiment le sélectionneur de l’équipé de France qui lui cause de la pluie et du beau temps, dit qu'il a parlé avec le staff, bla-bla, tout ça. Sokun a compris, il s’assoit sur le capot de la voiture, attend patiemment que le smartphone lui confirme son intuition, un peu mal à l'aise tout de même, les dirigeants du club l'avaient pourtant prévenu. Il se rappelle avoir haussé les épaules en leur affirmant que c'était impossible.

 

Du bureau parisien, la voix de l’appelant s’altère. Elle sent bien que ça ne se passe pas comme d'habitude, pas d'émotions, de remerciements dégoulinants, ni d'engagements serviles puis, Sokun prononce la sentence « Non, je ne veux pas être sélectionné. ». Le patron des bleus insiste sur le plan sportif, la carrière et les honneurs , ce genre de trucs. Sokun reste sobre « Mais on ne vous a rien dit ?». Il est coupé par un second discours « les avantages matériels, les primes, les contrats de pub... ». Il tente de reprendre, abrupt « Mais ça ne m’intéresse pas tout ça, le foot c'est juste un boulot qui me plaît, je ne fais pas ça pour le pays ou la gloire. » Le sélectionneur invariable, change d'angle d'attaque « Tu as lu le journal, j'ai perdu mon titulaire et ses deux postulants sur ton poste, je suis emmerdé... » Sokun « Ce n'est pas MON poste, voulez-vous un certificat médical ? Vous ne ...» La tonalité l'arrête. Sokun regarde son i phone, surpris, mais ce n'est pas Apple qui a mis fin à la conversation. Il grimace « Malpoli  ! » D'un geste las, il jette le mobile dans son grand sac, et prend le volant.

 

En conduisant, il repense aux coups de gueule homériques de son père, refusant pour Sokun les sélections de jeunes de la Fédération, alors qu'il acceptait celles pour la FSGT, puis lorsque devenu majeur, de ses propres esquives à lui Ils ne l'appelèrent d'ailleurs qu'une fois, il déclina l'offre sans suite, plus rien depuis ses dix-neuf ans. Après ce fut l'école d'ingénieur, à Nantes, le foot en dilettante, remplaçant dans l'équipe réserve en quatrième division. La fête, les potes, les charmes du milieu nantais et surtout ceux d’Hannah, ambassadrice noire et rouge, qui ne firent que mettre de l'engrais sur des convictions libertaires un peu brouillées, mais teintées du marxisme paternel et du pacifisme maternel. Puis après avoir eu son diplôme, la proposition du premier contrat pro vint, presque logiquement. Son club, alors en seconde division, l'avait attendu, patient, en une forme de respect reconnaissant, il comptait sur lui, à l'ancienne. Il respecta sa parole donnée en signant, négociant pour la forme, une petite hausse de la montagne d'euros promis, il n'avait pas d'agent mais payait ses impôts rubis sur l'ongle, certain d'y gagner au change. Il chasse ces souvenirs d'un regard vers la mer, préférant son présent, comme toujours.

Arrivé, il entre dans sa belle maison au bord du Blavet, et s'allonge pour récupérer des premiers efforts de la journée, il a encore une séance d’entraînement ce soir, mieux vaut se préserver.

 

Le bip du réveil le tire d'une sieste sans rêves, « Faut y retourner ...» se dit-il en faisant quelques étirements. Sa messagerie lui indique que le sélectionneur veut lui parler à nouveau, pour ne pas être comme lui, il le rappelle, le dialogue est plus calme. L'homme ne comprend sincèrement pas comment peut-on refuser de représenter son pays, lui le collectionneur de titres, ce monument du sport français et ancien champion du monde. Lorsque Sokun aborde le sujet diplomatique et la campagne électorale en cours suintant le souverainisme, le coach le coupe « On ne fait pas de politique, enfin, merde, ce n'est que du sport ! », la reprise de volée du jeune lui coupe le sifflet « Et bien moi j'en fais, et porter ce maillot est contraire à mes idées, en ces temps de nationalisme exacerbé, je n'y ajouterai pas ma contribution . J'ai toujours refusé et on m'a foutu la paix, pourquoi tout à coup insistez-vous ? Au bout de presque dix ans ? Cantona, on lui a bien foutu la paix aussi, puisqu'il n'était pas corporate », puis il cite plusieurs autres cas de caractériels, merveilleux footballeurs, mais ingérables.  « J'ai besoin de toi Sokun, j'y suis obligé, tu fais comme tu veux mais ton nom sera sur le communiqué de la FFF.» Sokun, froid comme le granit, « Et bien tant pis pour vous, vous l'aurez cherché.» Le coach laisse échapper un soupir « C'est toi qui va avoir des emmerdes si tu refuses !  Crois moi, et ce n'est pas une menace. »  Le jeune joueur s'esclaffe « Mais c'est incompréhensible, pourquoi moi ? Je suis quand même pas le cador de la D1, il y en a bien d'autres.» Il n'a pas le temps d’égrener la liste entière des arrières gauches en activité. « C'est toi que je veux, enfin, qu'ils...Bref, ce n'est pas négociable.»  Sokun le salue brutalement prétextant la séance qui l'attend.

 

Footing d'échauffement, son corps lui dit qu'il est prêt, la sensation de sueur avertissant son cerveau qu'il peut maintenant maltraiter sa merveilleuse machine d'athlète de haut niveau, arrivée à bonne température, passé ce moment qu'il adore, Sokun accélère. Dans ces cas-là, son esprit pour échapper à la douleur de l'effort, vagabonde, cherchant des sujets plus importants que le cri des tendons, la dureté des appuis, et l'affolement du cœur à 160 pulsations, un truc à trouver n'importe lequel, en un stratagème usé de sophrologue, mais qui fonctionne bien pour lui. Il trouve, il se remémore les mots entendus plus tôt «  enfin, qu'ils...Bref, ce n'est pas négociable », il se demande bien « qui ? » après s'être demandé pourquoi, le discours du sélectionneur lui paraissant toujours aussi hallucinant. Il réfléchit, élabore des hypothèses improbables, qu'il rejette aussitôt en se traitant de complotiste ou de paranoïaque. Des cris et des rires le sortent de ses pensées, il se retourne, il a presque mis un tour de stade au groupe, qui lui envoie des vannes « Fayot ! Il y a une prime ? T'es nerveux, Usain Bolt? »Il lève la main, et le pied pour réintégrer l'effectif, se concentrant pour la séance tactique à venir.

 

Le soir, Hannah est venue de Nantes pour un barbecue printanier en amoureux sur la plage, délaissant ses autres amants juste pour lui, comme elle le fait de temps à autre. Alors qu'ils sont tous les deux dans le soleil couchant, après les câlins des retrouvailles, les pieds dans le sable vaseux à chercher des coques, une vibration de sa poche dérange à nouveau Sokun.

La ministre des sports se présente à lui, il reconnaît tout de suite le ton de celle qui va tenter de la lui faire à l'autorité, toutes ces milliers d'heures passées dans les vestiaires miteux ou les stades luxueux à subir des adversaires, des entraîneurs ou des dirigeants, voire des supporters l'ont suffisamment vacciné pour que ça ne puisse plus l'impressionner, ses années nantaises et libertaires lui ont aussi servi à prendre cela avec sang froid.

Comme le matin, il laisse venir, il met le haut-parleur et son index sur la bouche d'Hannah, qui hausse les sourcils et secoue ses mains d'un air moqueur. Les gros sabots ministériels lui servent le discours martial du devoir patriotique, de l'exemple pour la jeunesse et la défense des hautes valeurs du sport collectif. Complices, le couple pouffe silencieusement en se tapant sur les cuisses. Sokun, mutique, attend que le crachoir ministériel s'épuise. Madame la ministre s'arrête enfin, elle a l'air contente d'elle, seul le cri des mouettes lui répond. « Monsieur, Monsieur Tro...(Elle consulte le topo de son chef de cabinet) Monsieur Troadec, vous êtes là ? Vous ne me répondez pas, vous changez d'avis ? » « Non. Et .. » « C'est tout ce que vous avez à me dire? » « Si vous me laissiez finir je pourrais peut être disposer de mon droit d'expression citoyen et démocratique;»

Un bruit dans l'écouteur, il sent comme une crispation « Je vous en prie, Sochu...(Elle consulte à nouveau le topo de son chef de cabinet) ... Sokun ». Hannah se blottit au creux de son bras, y étouffe son fou rire. D'un ton impersonnel et monocorde, Sokun explique qu'il est salarié d'une entreprise privée à objet sportif, il n'est ni fonctionnaire, ni militaire, que madame la Ministre n'a pas à le réquisitionner, ce n'est pas un bien meuble, ni le convoquer, à moins de lui en démontrer la possibilité juridique. Nonobstant, il n'est pas volontaire pour représenter une fédération gérée par une ligue d'investisseurs privés avisés, quant à l'exemple pour la jeunesse de ce qui n'est qu'un spectacle payé par la publicité, il ne faut plus compter sur lui, être artiste au niveau local suffit amplement à son bonheur. Il ajoute que jouer en Russie et sa diplomatie de la violence n'a, tout comme la raison d’État, aucune valeur positive, si ce n'est celle de la domination d'un sport mondial qui est devenu une sorte de guerre de temps de paix, bon qu'à exacerber les nationalismes déjà surchauffés par une ambiance électorale déplorable.

Il s’arrête, aucun goéland du ministère n’émet le moindre son, il perçoit des bruits feutrés et des chuchotements. Ça cogiterait au cabinet ? Hannah se roule par terre, les pouces en l'air, Sokun ne voit que les dents blanches et les yeux bleus d'une masse grise allongée à ses pieds.

Un toussotement, « Euh, j'entends bien, Monsieur Sokun (!), mais vous oubliez justement votre coul...oups...vos origines et, comment le dire, oui... les valoriser œuvrerait justement à lutter contre les sentiments identitaires traversant le pays en ce moment » Sokun s'engouffre dans le charabia parisien « Vous avez besoin de bretons dans l'équipe de France ? » Hannah gigote de plaisir. « Mais non enfin, vous m'avez comprise, je pense, votre mère est cambodgienne, (nouveau coup d’œil au topo) je crois » Sokun lui met la tête sous l'eau « Non, elle est bien française.» Ça bégaye dans la capitale « Nononon, je voulais dire qu'elle est de culture cambodgienne .» Sokun met le coup de grâce « Pas du tout, ses parents étaient khmers » La ministre s'apprête à sortir les rames géopolitiques, puis le naturel reprend ses droits « Cessez vos enfantillages ! » Les jeunes explosent de rire. « Mais qui est à coté de vous? » Sokun « Ha...euh...une … ma co ….» Un clin d’œil «  Ma femme ! » Il se prend une boule de vase sur la tête.

« J'ignorais que vous étiez marié (regard courroucé au dircab.)» Sokun « C'est officieux, vous ne pourriez pas comprendre, une coutume indigène Khmer.. .c'est comme cela chez les bretons.» Hannah l'embrasse. La ministre se rétablit « Je n'ai pas l'impression que vous vous rendez compte que c'est le Président lui-même qui me demande d'intercéder en faveur de votre sélection. » Un de ses sourcils part en accent circonflexe, Sokun met la main à plat pour demander à Hannah de cesser de s'esclaffer. Il est interloqué, le pourquoi moi et le maintenant ne cessent de le questionner. « Pourquoi est-ce si important pour lui ? » La ministre, sinistre « Vous lisez les journaux, à part vous moquer de toutes les valeurs républicaines ? » Hannah se met au garde à vous, Sokun mime le joueur de pipeau. Puis d'un coup, son visage s'éclaire. «  Ça y est, j'y suis, j'ai enfin compris ! » La colère le prend, il s'écrie « Mais vous êtes vraiment minables, vous voulez un jaune dans l'équipe de France, hein, c'est ça, n'importe quoi ! » La ministre est dans ses petits souliers. « Mais c'est exactement, cela, vous êtes intelligent pour un footeb... oh, pardonnez-moi ! Mais pourquoi vous mettez-vous dans cet état. Après ce qu'à vécu la communauté chinoise, la nation se doit d'envoyer des messages positifs à ces gens qui se sentent en insécurité » Sokun, hors de lui, crache dans l'iphone « Et moi, ma brave dame,je ne suis pas chinois, je suis breton, c'est compris ! En plus, allez dire à ma famille cambodgienne qu'elle est chinoise, bande d'ignares !»

La ministre émet des borborygmes qui ressemblent à des excuses gênées. Il l'achève « C'est votre police qui les insécurise, ces pauvres gens comme vous dites, voire qui les tue quand elle est là, mais aussi quand elle n'est pas là, lorsque ils se font braquer, mais ça vous le savez, je devais donc servir de piteux contre-feu à vos bavures. En plus si vous les traitez de khmers, vous allez au devant de graves soucis». Son petit génie pointe « Vous savez quoi ? N'ayant jamais été sélectionné, je crois je vais faire un petit effort, mais pas pour vos bassesses. Ma double nationalité devrait me permettre d'aller faire une sélection de pigiste à Phnom Penh, C'en sera terminé de vos plans de com abscons !  Kénavo !»

 

Il lance son portable dans le Blavet, puis se jette en riant sur Hannah pour une étreinte, vaseuse, mais un peu moins que la cervelle des spin doctors de l' Élysée, à cet instant.

 

 



03/04/2017
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