Les billets de Joseph

Les billets de Joseph

Pour explorer le champ des possibles, le bricolage est la méthode la plus efficace *

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Allongé sous sa voiture sur son chariot à roulettes, il peste contre ce minable vis-écrou grippé dont il n’arrive pas à venir à bout. Entre deux jurons bien sentis, il se dit qu’il aurait mieux fait d’emmener sa berline au garagiste. Il s’insulte même « Mais pourquoi tu persistes à jouer les bricoleurs, tu as toujours eu les mains carrées, mon pauv’ vieux ! » Il s’arrête, se dit qu’il doit vraiment se calmer avant d’exploser ce satané pare-chocs à grands coups de masse.

 

Il pose ses mains le long du corps, se ventile posément, le nez presque collé au carter huileux de sa poubelle de dix ans d’âge. Le silence se fait dans le sous-sol du pavillon, et dans sa tête aussi. Un plic tinte alors à ses oreilles. Il tourne la tête, regarde le sol en ciment, il commence à se dire qu’il va y trouver une fuite, c’est sûr, il regarde sous le moteur. Il se lamente tout en cherchant la tâche liquide qui lui confirmerait la loi de l’emmerdement maximum du bricolage, « tu répares un truc, un autre tombe en panne, et la série commence, elle t’occupera de nombreuses semaines avec passages au Brico obligatoire et surchauffe de la carte bleue».

 

Le plic mutin se fait entendre. Une idée ! Sa soudaine intuition lui fait lever la tête, qui vient s’encastrer sur l’arête du pare-chocs. Un « Aie ! » résonne dans le garage, de colère, il donne un violent coup dans le carter, ce qui ne fait qu’enduire ses douces mains d’huile pas propre. Un petit picotement lui fait poser ses doigts sur son front, il en regarde le bout de ses phalanges orné d’une une petite nuance sanguine. « Pu… mais c’est pas vrai ! Bon. Cool man, on respire. Ou en étais-je ? ». Un plic vient lui rappeler. Il se dit que c’est le robinet de l’évier du garage qui goutte. Il pousse le chariot à roulettes, se remet debout, et vérifie puis confirme son diagnostic. Le robinet fuit. Il lève la tête, dans le miroir, des yeux ronds d’une sorte de faux nègre sorti d’un film muet, balafré du front le regarde. Il se moque de lui, les dents blanches n’arrangent pas le tableau.

 

Il se lave les mains finalement, puis le visage. S’apaise un peu « On va pas speeder pour si peu, hein ». En refermant le robinet, plic revient immédiatement suivi d’un nouveau : ploc. Il se baisse et prend un seau sous l’évier et le place sous le robinet. Il farfouille dans  sa caisse à « glingues », y trouve sa clé à molette et la boite de joints. Il s’attaque à l’écrou du robinet, premier tour de clé, un filet d’eau en étoile lui arrose le visage, « Oui, ferme l’eau, ducon », il remet un tour de clé. Préoccupé par son idée, il se dirige vers la vanne  qui coupe l’eau du sous-sol, ce faisant, il met le pied sur le chariot à roulettes, dans l’élan, tel le surfer débutant, il oscille un court instant les bras ouverts à la recherche de son équilibre perdu, puis va s’écraser sur sa voiture. Le cric qui surélevait le véhicule  prend alors la tangente, la voiture s’affaisse lentement, une roue vient se poser sur le pied dont le propriétaire s’était réjoui un peu trop vite de n’être pas tombé. D’un réflexe, il évite de peu l’écrasement plantaire. Le petit choc fait sauter le vis écrou récalcitrant, le pare- chocs tombe par terre et sans effort.

 

Les deux mains à plat sur le capot, il récupère. Plic et ploc, les métronomes liquides, rythment sa respiration et aussi la montée d’une certaine exaspération. Calmé mais crispé, il parvient enfin à couper l’eau. Il démonte alors le robinet, regarde le joint sans mansuétude. Il en trouve un du même format, remonte le robinet avec. Il rouvre l’eau, un geyser miniature enrobe le robinet, rageur il referme l’eau, démonte à nouveau,  y place deux joints au lieu d’un et remonte en serrant le plus fort qu’il le peut, en appelant aux dieux de l’étanchéité. Il rouvre l’eau, plic et ploc ont beaucoup grossi, et sortent maintenant par l’écrou. Rageur, il va recouper puis démonte encore une fois. Il cherche une solution, l’air hagard et le front plissé. Le chat de la maison qui passait par là, dont l’habitude est de quémander de l’eau à cet évier, voire d’y faire sa sieste, tente un miaou revendicatif et vient se frotter à ses jambes. Un drop magistral l’envoie dans la panière de linge sale.

Une autre idée lui vient. Il met alors la main sur la pâte du plombier, une pâte en tube qu’il avait acheté à un bonimenteur du marché, un jour de grande faiblesse consommatrice, le gars  lui jurait que même un trou dans un  bateau, il pouvait le réparer et traverser l’Atlantique avec, sans aucun problème. Il réprime son doute, non sans un ironique « Couillon ! ». Mais il remonte en ayant badigeonné la liaison arrivée d’eau- robinet du produit miracle. Il remet l’eau. Rien. Il attend un peu, rien. Il attend encore un peu, rien de rien.

 

Il repart s’occuper de son pare-chocs, évite de remonter l’auto sur le cric, en chat échaudé qui craint l’eau froide, cric qui présente maintenant un galbe peu conforme à son usage, définitivement bloqué, seul l’art contemporain pourrait lui redonner une seconde vie. Il prend un système vis-écrou tout neuf, rassemble les autres pièces à reposer et s’attelle à la tâche,  il s’en tire sans trop de mal en une petite demi-heure. Sans oser être satisfait de lui-même, il teste la rigidité une fois que tout est à sa place, le petit jeu qui faisait vibrer le pare-chocs a bel et bien disparu. Il n’y croit pas. Plic revient lui dire qu’il a bien raison et ploc confirme dans l’instant que c’était trop beau pour être vrai.

 

Il se retourne brutalement vers l’évier, ses cervicales craquent, la grimace qui suit n’est pas que douleur mais aussi contrariété, il le voit bien dans le miroir, on dirait du Francis Bacon. Il s’empare de sa clé à molette, et sans réfléchir resserre encore l’écrou, le métal couine sous l’effort. L’eau passe, toujours et encore, il ferme alors les yeux et s’arque boute sur son outil, dans  un grand craquement le robinet casse. Un flot continu vient lui inonder les chaussures. Il essaye de le stopper avec ses mains, ce qui ne fait que propulser de fines gerbes, partout dans le garage. Le chat s’enfuit, réveillé par surprise par le linge sale mouillé.

S’escrimant vainement contre le débit, il s’arrose même le visage, ravivant ainsi sa lucidité perdue. Il lance alors  un regard désespéré vers la vanne de coupure à quelques mètres, puis il se décide enfin, s’élance vers elle et coupe la source de ses soucis.

 

La paix revient sur le champ de bataille humide. Un film d’eau recouvre le sol, ses pieds sont mouillés, le robinet brisé et de guingois pendouille au-dessus de l’évier, plic et ploc émettent leurs derniers sons. Il éponge doucement et range encore moins vite, comme s’il avait peur de casser quelque chose ou de provoquer les défaillances de tous ces objets inertes autour de lui.

 

Plus tard, un pansement sur le front et au sec, il prend son portable et appelle son plombier, celui qui lui a posé sa nouvelle chaudière l’an dernier, et cela lui a coûté un bras comme on dit. Il entend alors «Oui, Monsieur, vous voulez me faire venir pour changer un robinet, pff…, sauf vot’ respect, pourriez-pas le faire vous-mêmes, ce n’est pas bien compliqué, quand même ! »

 

Il raccroche et se met à pleurer.

 

 

 

*Citation d’Hubert Reeves



20/10/2016
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