Les billets de Joseph

Les billets de Joseph

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Après avoir franchi les portes transparentes qui se referment juste derrière elle, elle range son pass navigo dans la poche avant de son petit sac à dos avant d’en repasser les bretelles. Esméralda regarde autour d’elle tout en cheminant vers le quai du métro qui doit l’emmener à Bastille. Elle jauge les voyageurs, essaie de repérer ceux qui vont à cette énième manif contre la loi travail, y compris ceux plongés dans leur smartphone, absolument majoritaires. Elle cherche vainement une tête connue pour ne pas voyager seule, même si elle se sait attendue par le groupe sur place. Mais personne en vue qui la connait comme Esse, le prénom raccourci que lui a donné son entourage.

Elle est curieusement détachée de la foule des interminables couloirs faïencés, sereine au milieu du troupeau de moutons inoffensifs, pense-t-elle. Elle prend le tapis roulant, se disant qu’elle marchera suffisamment le reste de la journée.

 

Elle croise quatre flics arrêtés de part et d’autre du tapis qui regardent curieusement vers le fond du couloir, ils semblent nerveux, la main sur la matraque. Elle ne connait que trop cette tension et se contracte immédiatement, elle tente de regarder au fond comme eux, mais n’y voit rien, pour l’instant. Trop loin…  elle n’a pas pris ses lunettes de myope pour défiler. Son expérience acquise depuis trois mois, à courir, pour éviter ou pas,  les charges et les lacrymos, lui a dit de renoncer à les porter de peur de les casser et les perdre, un jour ou l’autre. Les mutuelles étudiantes étant ce qu’elles sont, ses revenus itou, tout aussi néant que les remboursements sécu, elle gère ainsi ses petites misères comme elle le peut.

Elle entend quelques cris vite étouffés et commence à distinguer une barrière bleue. Un cordon de CRS, déguisés en Robocops horizon ! Elle se retourne, prête à courir à l’inverse de la marche du tapis, mais trop tard, d’autres uniformes ont pris sa suite et empêchent toute fuite. Le léger tremblement de ses mains lui montre sa soudaine panique, elle le réprime en évitant de penser à ce qu’elle a dans son sac, se concentre pour réguler sa respiration et faire diminuer la fréquence des battements de son cœur.

 

Un jeune homme à peine plus âgé qu’elle, en sweat à capuche avec son brassard orange fluo, lui fait signe en sortie du tapis roulant, un autre, à peine plus vieux lui prend le bras et s’assure qu’elle va bien là où ils lui disent, pour procéder au contrôle. Ils lui demandent poliment ses papiers, elle les  tend. Au coup de menton vers le casque pendu à son sac à dos, elle répond « j’ai un scooter », en sortant son certificat d’assurance. Sa réponse un peu trop rapide a éveillé le soupçon policier : « Et  les lunettes de ski, c’est pour la neige de juin ? ». Elle essaie de le faire à l’humour et de sourire, mais ça se finit lamentablement en grimace silencieuse. « T’es fichue, Esse.» se dit-elle, lorsque qu’on lui demande d’ouvrir son sac. Le plus vieux en habitué, soulève le keffieh qui en masque le contenu, sa main se fige à l’intérieur, il tâte, son visage s’éclaire, il la regarde tout à coup d’une toute autre manière, comme le pêcheur devant un silure. Le flic fait alors osciller devant ses yeux, son petit sac de pierres : « Et ça, c’est pour jardiner après le ski ? Allez hop ! On t’emmène au poste pour quelques questions».

 

Esméralda se tait, en retrouvant les consignes cachées dans sa mémoire, et avec un temps de retard, elle se permet d’ajouter d’une voix mal assurée « Je vous suis, mais ça ne vous autorise pas à me tutoyer » Les deux flics qui visiblement en ont entendu de bien pires, ne lui répondent même pas et l'embarquent. Marcher lui redonne son calme. L’esprit retrouvé, elle se répète ses droits, cherche des réponses possibles à présenter, et éteint discrètement son smartphone pour que le code puisse empêcher toute ouverture future.

Au commissariat, elle donne ses effets personnels au planton, signe le dépôt, et se retrouve au sous- sol dans une cellule aveugle qui sent le désinfectant et l’odeur particulière de la misère. Elle a croisé en passant, une cloche hirsute et ivre, probablement son voisin de cellule qui n’arrête pas de gueuler maintenant. De l’autre côté, une voix masculine plus douce, dans une langue qu’elle ne connait pas, semble demander poliment la même chose dès qu’elle entend passer quelqu’un dans le couloir, sans résultat, semble-t-il.

Les heures passent. Une fliquette vient la réveiller pour lui demander si elle veut aller aux toilettes et manger. Esse répond oui, pas par envie mais pour rompre son isolement. En sortant des toilettes, elle croise un costaud, aussi noir et beau que couvert d’ecchymoses, hurlant,  se débattant avec ses bracelets, tenu et porté par deux uniformes sans expression. Tous les trois disparaissent derrière la porte qui mène aux escaliers. La fliquette emmène enfin la manifestante putative devant un « officier de police » comme elle dit, celui-ci annonce le début de sa garde à vue à Esméralda pour port d’arme par destination dans le but d’attenter à l’ordre public, ou un truc approchant, elle l’a oublié sous le coup de l’émotion. Esse se contente donc de réclamer le respect  de son droit au silence et un avocat commis d’office, et que l’on prévienne ses parents. Le condé réprime un sourire contrit, d’un air entendu, il lui dit qu’il en prend acte, ne pouvant pas s’empêcher d’ajouter qu’elle peut voir un médecin, tant qu’elle y est. Esméralda hausse les épaules, puis est reconduite au trou.

 

Peu après, un avocat pressé se présente à Esse, lui conseille la comparution immédiate, ce qu’elle accepte, c’est une erreur mais elle ne le saura qu’après. Dès le lendemain, elle passe au tribunal, elle assiste aux comparutions immédiates la précédant, et regarde, effarée, vivre  cette  sorte de loterie entre rires et larmes, ou de petits malfrats croisent des égarés et des fous, d’une justice d’abattage qui décide en quelques minutes de chacun de leurs destins. Elle le savait déjà, mais le vivre est bien plus flippant. Son tour arrive, Esse choisit de tenir sa position initiale pour le casque du scooter, et que les cailloux pour ses plantes vertes, c’était pour empêcher son chat de faire ses besoins dans les pots ou  gratter. Photos à l’appui. L’avocat expose et complète maladroitement sa déclaration. La juge se marre franchement, prenant l’assistance pour témoin de la « créativité » des apprentis casseurs, l’avocat bondit pour lui demander de retirer cette déclaration. La juge acquiesce, mais sa décision est déjà prise, elle la confirme au final : sursis avec trois ans de mise à l’épreuve et passe à l’affaire suivante sans autre forme de procès, expression prenant alors tout son sens.

 

A une Esméralda estomaquée, l’avocat traduit rapidement l’article 132-44 du code pénal avant de s’enfuir, et ajoute « vous serez aussi inscrite au fichier S, bref, un contrôle individuel social serré avec le sursis qui  tombera si vous êtes à nouveau attrapée dans des circonstances semblables dans les trois ans ». KO debout, Esse sort de la salle, ses parents l’embrassent tristement, abasourdis et muets. Une fois rentrée dans son petit studio estudiantin, elle se blottit de suite dans sa couette, puis s’endort sans même le vouloir, pour une douzaine d’heures d’affilée. Elle ignore alors que d’autres juges allaient sévir à son endroit.

 

Quelques temps après, elle est invitée à un repas entre potes, une grosse dizaine, dans un restau alternatif du 20ème arrondissement. Certains sont des copains ou amis, de longue ou fraîche date, avec lesquels elle n’a jamais parlé politique ou si peu, mais plutôt fait de la musique, préparé des partiels ou travaillé au Macdo, les rencontres et les affinités ne font pas toujours de politique –et heureusement, se dit-elle, faut vivre aussi un peu pour soi-.

La seule du groupe qui sait ce qui lui est arrivé invite le sujet juste après le Tariquet d’ouverture. Esméralda n’en avait pas envie, sans forcément savoir pourquoi, mais bon, ce n’est pas trop son genre de s’épancher en public sur ses actes individuels, réussis ou ratés. Elle ne se considère pas comme un modèle, exècre la tentation de la perfection,  elle veut juste essayer d’être une libre personne, pour elle, ce qui lui arrive est sans surprise et surtout tellement dérisoire au regard de la marche folle du monde. Elle choisit donc de faire profil bas, laissant la copine dérouler le fil de son histoire. Esse est surprise de sentir quelques-uns la regarder comme jamais ils ne l’ont fait, son voisin a même un perceptible mouvement de recul, et sa voisine d’en face ne ferait pas une autre tête devant Salah Abdeslam. Le langage des corps et le silence des convives la condamnent déjà. La discussion qui suit est sans surprise, les portes ouvertes sécuritaires comme celles des gauchistes sont allègrement défoncées. Le respect de la loi vient contredire la violence d’État, sans consensus possible, le réformisme opposé à la loi travail se divise avec le refus pur et simple de celle-ci sur les moyens employés, avec le conservateur de service qui dit que manifester ne sert à rien et le globalisant fataliste du tous pourris qui dit qu’on y peut rien et que c’est comme ça, sans compter le nihiliste du mouvement toussdékon qui vidange le problème du haut de sa suffisante supériorité d’esthète.

 

Sa copine tente alors de défendre la désobéissance civile sans violence. Esse intervient enfin en lui disant que depuis le temps, il est avéré que  tout pouvoir en difficulté utilisera forcément l’arme de la violence, pour soumettre et décourager, donc se maintenir. Il faut s’en protéger, se battre donc, y compris physiquement. Elle y ajoute comme argument les vidéos innombrables des violences policières lors des manifs sur la loi travail, un contradicteur lui répond que s’il n’y avait pas eu de casseurs, elles n’auraient pas eu lieu. Esméralda admet que certains font n’importe quoi, mais qu’il est illusoire de croire à la perfection d’un maintien de l’ordre inéquitable et injuste, surtout depuis les attentats où tout le monde peut voir son utilisation y compris à des fins de calcul politicien, comme de son usage à titre conservatoire du seul pouvoir. La violence des mois passés avait été décidée politiquement par un pouvoir d’autant plus faible qu’il est aux abois tant dans le jeu démocratique, que sur le maintien de l’ordre républicain.

Au fur et à mesure qu’elle parle, la table s’anime, plusieurs discussions se croisent et s’opposent, le ton monte, et remonte encore, les cris sont presque là, les mots perdent de leur prudence, la vulgarité de l’irrespect affleure, plus personne en fait ne cherche à entendre et encore moins à comprendre l’avis de l’autre, ou les nuances des avis multiples, tout le monde reste sur sa position de départ et inévitablement, les rapports de force s’installent. Le cultivé y va de ses citations, le pitre de ses traits d’humour, le plus âgé de son vécu, les dominants de leur force supposée,  les émotifs trop sincères ont les larmes aux yeux et n’arrivent même plus à articuler, puis  les minoritaires finissent par se taire ou parler dans le vide, pendant que les majoritaires s’unissent pour se rassurer.

 

Esse aussi se tait, lassée. Elle coupe son son, entrée et sortie. Le langage des corps revient alors à son regard, elle voit tous ces doigts qui la montrent, ces regards qui la désignent, ces sourires affectueux mais teintés d’un vague mépris. Elle se sent tout à coup comme la preuve vivante des pour et des contre. L’objet de leur désir ou de leur peur.

Elle se lève, lâche un billet de vingt euros sur la table et se lève. Tous se taisent, surpris. D’un souffle, elle leur assène « je ne regrette pas mes cailloux, vous les mériterez un jour peut-être, si vous ne changez rien ou du moins n’essayez même pas de changer quelque chose, assis avec votre confortable constat de carence du vivre ensemble, répétant ce que vos écrans vous disent, Ciao ! »

 

Et elle sort à l’air libre.

 

 

https://www.mcj.fr/codes/code-penal/article-132-44-3051938

https://rebellyon.info/Quelques-infos-pour-se-mettre-au-clair



12/08/2016
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