Les billets de Joseph

Les billets de Joseph

autres choses


Beau joueur

beua joueur.jpg

 

 

Un soir pluvieux d’une semaine grise en plouquie, il y a de quoi déprimer si la maison est vide, je vous le garantis. Il nous vient alors comme une envie de sortir, on lâche les écrans ou les bouquins, et c’est toujours à ce moment-là que nous nous rappelons que nous habitons le grand vide culturel. Pas envie de rouler, alors on cherche ciné, concert, café, voire même un lieu ouvert à vocation trouble pas trop loin. Et comme souvent, notre seule oasis est le ciné municipalo-associatif à un quart d’heure de notre hutte -en pierres, tout de même-. Ce sera donc un écran un peu plus grand, sans traçage, sans pub, ni trop d’envie non plus, si ce n’est de croiser quelques bédouins du cru qui auraient eu la même idée. La feuille A4 mensuelle de couleur verte moche (très fanée et à la fade impression, genre De rugy) de l’Assoc traine dans le panier à bor…vrac, elle nous indique la programmation du soir : deux films, dont le premier déjà vu. Notre « choix » se fait sans nous.

 

Ce sera un documentaire : « Beau joueur », comme argument de vente, il y a un débat avec la réalisatrice à la fin, et même un after, -pardon- un « rafraichissement » qu’ils disent ici, appellation légale et locale d’un pot avec bière, vin, mignardises salées ou sucrées... Oui, tout ce qu’il faut pour la gorge, nous savons ou passent nos cotisations, hé, hé.  Je regarde l’affiche dessinée d’« un dos d’un joueur N°7 devant une tribune en liesse stylisée », le garçon doit faire trois fois mon poids en réel et prend toute la place, le mec à qui tu ne vas pas piquer le portefeuille, quoi.  Le petit texte obscur parle d’un film sur le rugby mais sans rugby. Le sport n’est pas vraiment une passion ni même un loisir mais peut-être que ça vaut le coup, se dit-on. Le débat sauvera le film si c’est nul, et au pire, si le débat l’est aussi, on pourra toujours boire après, pour tout oublier d’une soirée foireuse. Et bien, je n’ai rien oublié.

 

La cinéaste Delphine Gleize  a quelques films de fiction à son actif , et un doc avec le drolatique Jean Rochefort, mais je ne me souviens pas en avoir vu un seul.  Elle a réalisé ce doc dans l’attente du financement d’un autre projet. Sa famille étant un peu branchée rugby, par hasard, elle a accepté une invitation de l’entraineur de l’équipe de Bayonne, Vincent Etcheto, pour passer une journée avec lui, de cette rencontre est né ce documentaire. Bayonne venait de remonter dans l’élite après avoir remporté la finale de seconde division, l’année d’avant, à la surprise générale et avec une équipe de tricards. Le défi était de briller chez l’élite avec le même effectif et un budget …minable. La cinéaste a l’intuition qu’ils préparent un nouveau casse, elle décide de les suivre pendant sept mois, à partir de la fin octobre, elle arrive, l’équipe est déjà en bas de classement.

 

Son dispositif est assez futé, on lit simplement les scores des matches qui rythment le film, affichés trois secondes en bas de l’écran, indexant les semaines. On voit tout mais rien de ce qu’on a déjà cru voir à la télévision. On regarde plutôt, car le spectateur n’est pas dans l’intimité des joueurs, aucune image volée ou personnelle voire racoleuse, pas de scénarisation visible, la caméra est juste dans la vie au sein du groupe (elle était devenue un meuble, dit un joueur). Côté coulisses donc, comme des travailleurs sportifs au boulot, quoi. Aucune image de jeu, aucun résumé de la saison, on ne voit qu’une vie de sueur routinière, principalement l’entrainement et les briefings. Pour les matchs, elle filme le banc des remplaçants et les vestiaires, jamais la pelouse, mais tout est signifiant, surtout les regards -par leurs yeux et le langage des corps, vous savez ce qui se passe, c’est fortiche-. Et des stades vous n’entendrez que les bruits, et ne verrez les tribunes qu’en fond d’image derrière un ou des héros bayonnais en short, d’adversaires point. Du rugby, on ne voit que ses effets sur les corps et surtout sur les âmes, le challenge est en place.

 

Dès le début, on se doute que l’intuition de la documentariste est complétement à côté de la plaque. On assiste à un briefing somme toute traditionnel, puis au départ pour le match. Ils sont en confiance, ils vont les manger.  Durant le match, La caméra chope dans les yeux bayonnais –de tous les pays, de toutes les couleurs- l’envie, puis l’espoir déçu, et enfin l’humiliation. L’un deux sort en sang. Puis c’est le retour au vestiaire, silencieux, le pas lourd et triste. 51-5. Ça fait mal.

Le lundi matin, accueil froid du coach, il commence toujours ces longs discours par un « je n’ai rien à vous dire, mais… » puis vient un savant dosage de diatribes et harangues, car il aime le verbe, Etcheto, il brasse son équipe sur des montagnes russes verbales, il y a des gros mots, mais jamais d’irrespect, il les secoue, mais avec affect, et les remonte finalement, arrivant même à leur montrer des trucs positifs dans cette bérézina.  Au second match, idem 42-17, le film va ainsi égrener ainsi la litanie des branlées que l’équipe se prend tous les week-ends. 47-18, 59-20…

 

Plus la saison avance, plus la sinistrose gagne chacun d’entre eux, puis tous, la défaite ne fait pas de quartier. Pourtant ils bossent à l’entrainement, comme des mules, ils vont seulement au combat les jours de matchs, on assiste lors de l’avant-match à la préparation des gladiateurs, chacun d’entre eux a ses rites, la pose des straps, de multiples scotchs et protections fait partie de la montée d’adrénaline, la musique dans les oreilles, un autre lit du Sagan (!), la prise de curieux produits (hum…), chaque plan ressemble à l’armement de l’orchestre. Mais sur le stade, ils jouent faux, ce n’est plus que déceptions, ça jure, ça tape sur n’importe quoi de frustration, ça crie « nooon… », les larmes sont pas loin, la tension omniprésente, ils sont plus souvent debouts qu’assis. De plus en plus de gars vont au massacre, preuve qu’ils y croient encore. Un lundi matin, un gars du staff compte les blessés, 15 sur un effectif de 35. La spirale descendante est enclenchée, on le voit clairement, mais eux s’y refusent, le coach en premier.

 

Il décrit à un moment leur situation comme le contraire de « ce lancement de jeu que tu rates à tous les entraînements. Tu l’as bossé, t’en as chié et le jour J, le timing est parfait, les intervalles bien pris. Et l’intervalle c’est l’ivresse du trou, celui dans lequel on se lance pour ne plus s’arrêter ». Oui, nous assistons à tout l’inverse, ils bossent comme des bêtes de trait et rien ne va, le trou est un gouffre, la valise du week-end reste à 40 points. Mais ils vont au chagrin, et chaque lundi refont leurs gammes (petit clin d’œil musical qui rythme, les gestes répétitifs et chiants des ouvriers de la muscu), tels des mineurs jusqu’à la silicose, des syndicalistes en lutte jusqu’à la fermeture de leur usine, ou des tirailleurs que rien n’arrêtera sauf la faucheuse. Dignes, jusqu’à la lie ou l’hallali, c’est selon.

 

Pas de pétage de plomb -la cinéaste jure qu’elle n’en a vu qu’un-, aucun clan, ni coupable désigné, le groupe reste un, en un « tous ensemble » dépressif mais agissant, il rabote son objectif au simple maintien. L’entraineur ne sait plus quoi dire alors il se tait et laisse ces joueurs seuls pendant quelques jours, ce qui ne change rien à la gifle du résultat, le week-end suivant et à un match devenu un enfer mental qui fait bien plus de dégâts que l’effort -pourtant destructeur-. Le capitaine y va de son discours, il appelle ses troupes à se comporter en hommes, se prendre quatre-vingt points mais en n’ayant rien à regretter. La nature humaine s’adapte donc à tout, tant qu’il y a de la vie, y a de l’espoir, pense le spectateur, le film lui, dit plutôt que pour vivre il faut l’espoir, le cerveau s’occupe de le fabriquer et d’adapter la dialectique à chaque niveau, joueur, entraineur et même les supporters. Ici ils les appellent les « pieds mouillés », une vingtaine de retraités qui chaque jour assistent à l’entrainement, critiques, truculents -y a l’accent, les cancans de village, le béret et ces putains de chants gascons qui trouent le cœur- mais ils sont solidaires des losers qui se défoncent en bas sur le pré, en pure perte à se faire défoncer en match.

 

Dans la grande salle du Club, il y a des photos des rues de Bayonne en fête, l'année d'avant lorsqu'ils ont pété le titre, le groupe y passe tous les jours, et dans le film, on voit des extraits vidéos, ces yeux plissés et brillants, ces visages hilares, la foule les acclamant, sont les mêmes que ceux de ces hommes mortifiés qui embauchent le matin avec la gueule de bois de la dérouillée de la veille. On se pose alors la question, leur grandeur passée les aide-t-elle à subir leur décadence du jour avec constance, ou à l'inverse, est-ce cette ancienne force collective  qui les empêchent de craquer. On ne saura pas. Je crois qu'ils sont juste au boulot, comme vous et moi, enfin peut-être.

 

Puis devant l’évidence, comme souvent chez l’espèce humaine à laquelle le rugbyman ne déroge pas, ils s’en remettent au divin sort qui les sauverait. Cela prend la forme de rumeurs de fusion entre les deux clubs parisiens de l’élite qui sortent dans la presse, fusion qui libèrerait une place dans l’élite, et les épargnerait de la relégation, mécaniquement. En clair, on va finir dernier et continuer de se faire laminer, mais on va se sauver. Les sourires reviennent imperceptiblement, dans l’atelier des corps au travail, le coach s’appuie -un peu trop- sur ce fil tenu et fragile pour regonfler les muscles et le moral de sa troupe. Ils gagnent à Bordeaux, la caméra saisit la joie -humble- de la victoire et du coup, ils partent jouer à Lyon en rigolant, ou presque. La caméra nous montre les visages et les nombreux blessés durant le match, on sait déjà que la débâcle est là. 52-7. Un plan nous avait montré un joueur avec une chaussette trouée au début du match, comme un indice. Dans le vestiaire, il y a des regards incroyables, comme si la modestie se matérialisait, ils savent qu’ils n’ont simplement pas le niveau mais aussi que c’est mort pour le top 14. Puisque la rumeur de fusion a fait pschitt depuis longtemps.

 

Dans ses causeries, le généreux Etcheto se surpasse alors pour trouver des ressources à son coaching, et mise sur le dernier match à la maison, pour sauver leur honneur -tradition sportive bien connue-. Il les appelle à prendre leur pied, donner de la joie aux habitants de Bayonne, leur rendre leur soutien, et se lâche en revenant aux fondamentaux de la bonne vieille virilité -ce qui en présence d’une caméra féminine ne manque pas de sel -, je le cite pour le fun « Ce qu’il faut c’est se vider les couilles. Mais attention, se vider les couilles ça veut pas dire se branler, ça veut dire prendre du plaisir. » Et bien évidemment, les bayonnais gagnent chez eux, dans une mélancolie joyeuse et une ambiance de feu.

Leur dernier match est un bon résumé de la saison : une raclée, 40-12. Les images nous montrent que cela les atteint à peine cette fois-ci. C’est bien fini, oui, la saison est terminée, au son de Radio Head, nos pénitents quittent le purgatoire, le groupe va exploser au jeu des transferts et la ville retrouver la seconde division. Clap de fin.

 

Le débat. La réalisatrice est volubile, elle est bien là pour partager, nous devons être une vingtaine, les réactions sportives sont vite évacuées (genre : le rugby c’était mieux avant…), et comme il n’y a aucun nom célèbre dans ceux que nous venons de voir, nous échappons aux fans transis d’amûûr. Ouf.

 

Elle souligne des trucs qui m’avaient échappé, dans les stades, l’accès aux vestiaires est bâché jusqu’à sa sortie sur la pelouse en pleine lumière, cache misère des lieux miteux, que le spectacle télévisuel ne saurait tolérer, tels les bureaux du Club qui ne sont que des algecos… Puis ça part dans le désordre.

De nombreux joueurs prennent de l’imodium avant les matchs, la peur a des conséquences intestinales, pas la terreur du combat, -c’est ce qu’elle prétend- mais la peur de ne pas pouvoir être à la hauteur. D’autres pleurent, en fin de match, à l’abri du vestiaire, de ne pas avoir été le joueur qu’il fallait. 

 

J’ai pour ma part du mal à croire à une telle infantilisation de ces grands gaillards avec plein de zéros sur la feuille de paie. Mais elle rejoint les images, les cours de français donnés aux joueurs non francophones par le club, les cachets qu’ils avalent sans demander ce que c’est, les tonnes de fruits secs de la collation après l’entrainement. A un moment un jeune des iles du pacifique fête son baptême en rugby pro, il boit rituellement un coup devant toute l’équipe -grosse nouba, quoi-. Ce jeune de 20 ans avait découvert en France le resto KFC, en abusait et grossissait, comme un enfant dans une confiserie. Hop, grondé et surveillé par le club avec la participation des supporters qui le caftaient (!), ce même jeune a brillé sur un match, dès le lendemain il a reçu des propositions mirobolantes des gros clubs français, à devenir fou, Etcheto lui a dégonflé le melon, mais il craquera un jour.  Ou encore le rapport à la douleur de certains, on rigole d’un demi de mêlée qui a peur des piqures mais se fait piétiner en match tout en refusant les pansements de protection, et de ce monstre anglophone qui se fait recoudre la paupière en faisant sauter son gamin de quatre ans sur son ventre, papotant avec papa, pas plus émotionné que ça.

 

Sur le coach, elle dit clairement que ce n’est pas le commun des entraineurs de l’élite pour lesquels le Rugby c’est la guerre, les joueurs des soldats, la puissance l'argent et le moteur le spectacle, quitte à tricher dans les mises en scène. Et qu’en fait, elle avait retrouvé des vestiges d’amateurisme, ce qui a motivé le film, sans doute. Ce Bayonne inadapté au système a depuis changé de direction et fait comme les autres, maintenant.

 

On avait bien deviné que l’humanité vue sur l’écran n’était pas le commun du sport vu à la télévision ou la défaite y est cachée, la victoire célébrée exagérément. Tout le contraire de son documentaire, riche de cette altérité. Le récit des failles de notre humanité étant bien plus digne d’intérêt que la simple vue du béton artificiel de héros lisses et préfabriqués.

Sinon, ce fut une "la belette" fraîche  et une bonne part de tarte aux potirons et aux amandes, miam !


28/09/2019
8 Poster un commentaire