Les billets de Joseph

Les billets de Joseph

Cyclothymie hivernale

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Le chasse-neige est passé dans le petit chemin en impasse qui mène au gîte, en contrebas de la route qui conduit au col et à la station. Les raclements l'ont réveillé, il a attendu que le sommeil le reprenne, mais son ciboulot s'est mis à cogiter subrepticement, des pensées pas très positives ont alors terrassé les autres, celles du bon parisien aux sports d'hiver. Pour ne pas se laisser faire, il a préféré se lever tôt, accompagné de la faible lueur du jour naissant.

 

Il lance le café, allume le poêle. Les mains jointes autour du bol noir et fumant, il traîne dans le grand séjour, il aime cette solitude froide du matin, son calme silence. Du coude, il soulève le rideau de cretonne de la fenêtre de la cuisine qui masque le champ de neige, une brume blanche brouille sa vue, il ne voit pas le temps qu'il fait sur les cimes. Son regard ne porte pas plus loin qu'une quinzaine de mètres, il s'arrête sur la luge. Il sourit de dépit, madame s'était fracassé le genou avec, le soir-même de leur arrivée, dans une fabuleuse chute avec la petite, qui rigolait bien pourtant. Puis ce fut, le lendemain au lever, le genou de madame était devenu une grosse boule bleuie : l'entorse majeure. Et une autre sorte d'entorse coté vacances familiales, les forfaits venaient d'être achetés, les cours et locations de ski et le jardin des neiges réservés, mais le train venait de perdre le wagon maternel. Le paternel assurerait donc l'intendance. Avant d'aller voir le médecin dans la vallée, il fallut lever les enfants le plus tard possible, déjeuner, se débarbouiller, les préparer, prendre la voiture, monter là haut, trouver une place pas trop loin, puis équiper les drôles, les chaussures, bonnets, gants, lunettes, - ne pas oublier la protection solaire, la barre chocolatée et l'eau pour la pause, et les mouchoirs-, cheminer avec ces foutus skis et bâtons, n'éborgner personne, ne rien perdre, ne pas louper le départ des deuxième étoile -le fiston ne le pardonnerait pas-, puis aller au jardin des neiges, poser la puce, qui aime bien les copains mais pas trop le froid. Ne perdre ni patience, ni sourire, ce serait fatal au rythme adopté. Une fois chacun à sa place avec le câlin rituel, retourner prendre en charge la blessée, sans perdre trop de temps, dans moins de deux heures, faudra être là, et à l'heure, pour éviter le regard courroucé du directeur de l'école de ski, et oui, il sait aussi ce que c'est d'avoir les mômes des autres sur les bras, quand ils devraient déjà être rentrés à la maison, et lui avec.

Mais il y parvint, les dix kilomètres furent vite avalés sur une route sans neige Le jeune médecin, sympa natif du coin, confirma le diagnostic de son accent chantant, prescrivit de la kiné chez un pote à lui, une attelle et des anti-inflammatoires au cas où, tout en les remerciant avec humour, de leur contribution économique au secteur santé local, puisque les accidents de neige représentaient une bonne partie de son activité saisonnière, selon ses dires.

 

Le voilà donc au second matin, maman fait la grasse matinée, en opportuniste fataliste. Le cérémonial de la veille recommence, au bout d'une heure et demie, top chrono, les deux enfants casés, il se retrouve tout bête devant le grand télésiège, seul. Une soudaine déprime le plombe, la tension retombe, comme les skis de son épaule, le temps est bouché. Il se dit qu'il n'a jamais skié en solitaire, ça lui fait bizarre. Puis il regarde la queue du télésiège s'allonger, sourit des grugeurs qui essaient de gagner des places comme si leur vie en dépendait, ou des combinaisons aux couleurs criardes de ceux et celles qui semblent vouloir qu'on les voie, ou qu'on les retrouve à coup sûr s'ils se perdaient sur les pistes, le fluo sur fond blanc, whaou, heureusement les lunettes atténuent le contraste. Toute cette agitation lui prouve que chacun rentabilise son séjour au ski, maximalise son temps à sa façon, lui aussi, ben oui, tellement chère et terriblement courte cette semaine. Il vient de courir comme un âne avec ses mômes comme un matin d'école ou de travail : « Absurdie » pense-t-il. Il joue le piquet un moment au milieu du flot des arrivants, s'amuse à étaler ses skis pour contrarier les pressés, se prend une remarque hystérique d'une femme stressée avec ou par ses enfants. Sa rébellion douce le conduit finalement sur une terrasse de café déserte, il se pose sur un transat sous le ciel plombé, le visage tourné vers la montagne, après le troisième pylône du seul tire-fesses visible, il n'y a que du nuage qui absorbe les skieurs. Il ne pourra même pas se distraire des chutes des débutants, ou des figures des frimeurs. Le bas de station, tel un amphithéâtre romain, mais aujourd'hui, la fourmilière est étrangement silencieuse et ouatée.

 

Il se laisse tout doucement envahir par le spleen de cette impression dérisoire. Ce long voyage, toute cette logistique, ce temps perdu, pour se retrouver à boire un café embrumé comme il en prend tant dans le gris banlieusard si semblable, promiscuité comprise. Tout cela pour ces heures de remontées mécaniques et peu de minutes de descente, avec parfois ce plaisir, si intense, mais toujours bref que procurent la glisse, la vitesse, ou les deux, agrémenté si possible de superbes panoramas, si on fait abstraction des câbles, des bruits mécaniques variés, et du tourisme de masse bétonnant.

 

Il regarde l'heure, c'est mort, même plus le temps d'en faire une, le voilà dispensé de chausser donc. Les devoirs du papa l'attendent, il va récupérer sa petite, se fait battre froid par la dame, qui à mots couverts le traite de parent indigne se débarrassant de sa progéniture handicapée trop facilement. Surpris, il ne comprend pas, le lui dit. Elle lui répond que sa fille n'arrive pas à marcher, mais qu'elle connaît de bien belles chansons, cette mignonne. Il lance un regard en biais au bout de chou, qui lui rend le sien, tendre et mutin, mais un peu gêné quand même. Mais la dame est déjà passée à d'autres parents qui arrivent en masse. Il sort de l'espace enfant avec la petite aux bras, il lui demande qu'est ce qu'elle a. « Mal au pied » lui répond-elle. « Ce sont les chaussures de ski, c'est souvent comme cela au début ». Une idée lui vient, il l’assoit, passe la main dans les chaussures de sa fille, sa cheville n'est pas à la bonne place, son pied tout recroquevillé. « Ton pied n'est pas au fond, t'es restée toute la matinée sur la pointe des pieds dans tes chaussures !? » La petit tête opine, pas fière comme toujours lorsqu'elle est prise en flag. Il finit par éclater de rire « et t'en as profité pour passer la matinée à te faire chouchouter, hein ! ». Le petit nez rougi par le froid pique vers le sol, le sourire en coin, celui qu'elle fait toujours pour faire fondre le coté gâteau de son père. Il lui caresse la joue en signe d'apaisement, et pense « mais quel con, dire que je n'ai rien vu ce matin, et l'autre mémére toute aussi conne, qui n'a même pas pensé à lui remettre ses chaussures, préférant me coller le stéréotype du papa skieur lambda lui larguant sa gamine handicapée pour aller s'éclater dans la poudreuse». Ils rejoignent l'aire de l'école de ski, sa fille faisant le traîneau accroché au bâton paternel, en gloussant à chaque zig-zag.

Le groupe du grand frère arrive à l'instant, il est essoufflé, hilare et tout rouge. Pas la peine de lui demander s'il a aimé. Son garçon le présente au moniteur, encore un jeune sympa avec l'accent du sud des alpes. Adorable, surtout qu'il lui dit que son fils est plutôt doué. Il raconte sa mésaventure au moniteur, qui le chambre un peu, « bon, vous éviterez d'inscrire la poupette avec moi, l'année prochaine ».

Ils regagnent le parking, les enfants fatigués, traînent les pieds et les skis. Ils se prêtent à la manutention du rhabillage en touristes avant de regagner le gîte. Maman les accueille avec sa jambe raide, participe au savant étendage instable des combinaisons et divers effets près du poêle. A table, les enfants somnolent un peu, il propose de les emmener là-haut, l'après-midi, les deux marmots déclinent l'invitation, « on va rester un peu avec Maman ». Sa douce compagne sourit, comme un assentiment, lui pose sa main sur sa main, « Tu peux aller skier, si tu veux, le kiné ce n'est que ce soir. Profite. Monte au Pierra, nous n'y allons jamais, tu nous raconteras».

 

Bon, il se sent de trop, c'est idiot, et se résout à remonter là-haut. L'envie n'est pas là, surtout d'être seul en fait, mais les idées moroses du matin reviennent. Rien que le trajet en voiture le saoule déjà, il met la radio qui chante « mes amis, mes amours, mes emmerdes ». Il coupe la chique au chanteur qui n'aime pas les impôts, d'un coup de poing. Arrivé là haut, le couvert est mis, gris partout, la même couleur que son moral. Il arrive au parking, le policier municipal le reconnaissant probablement lui indique une place de libre tout près, il le remercie, tout en se moquant « j'ai du lui faire pitié, le skieur mélancolique doit être rare par ici ». Il chausse et patine jusqu'aux remontées mécaniques, évite le télésiège, opte pour une grimpette uniquement en téléski, pas le moment de rester de longues minutes aux cotés d'amoureux, du râleur lambda contre le temps pourri, ou pire, de joyeux imitateurs des bronzés font du ski, quoique des fois, ce ne sont même pas des imitateurs.

 

La tête ailleurs, il rate la première perche, le pisteur patient, lui tient la suivante, répète la consigne comme il le fait aux enfants débutants. « De mieux en mieux » sourit-il. La montée est courte, il faut de suite prendre à droite pour attraper l'autre téléski, très long, qui l’emmènera jusqu'à la liaison avec l'autre domaine. Les trois cents mètres de parcours sont déplaisants, il ne voit rien, ni relief, ni le départ, c'est juste l'habitude qui le conduit à bon port. Il se concentre un peu, il sait que cette remontée est rapide, les perches filent vite, qu'il faut anticiper l'effet coup de pied au cul du départ, ce qu'il fait à moitié, ses pieds décollent du sol, il tend ses jambes en un claquement de skis, tangue un peu mais finit par se rétablir tant bien que mal « Ouf, ce n'est pas mon jour ! ». Le paysage connu n'est pas là, rien a regarder au rythme donné par les pylônes. Il chantonne du Muddy Waters, raccord avec son état d'esprit. Il passe près d'un canon à neige, il le regarde avec haine « Absurdie ! ...Et tu participes à cela, tes enfants ont bon dos, hein, l'écolo, sans compter ta cotisation à la fabrique de l'or blanc, anarcho en carton ! »,mais la machine n'en a vraiment rien à faire de ses humeurs, puisqu'elle reste de glace.

Un peu plus loin dans le passage le plus raide, la remontée s'arrête, il recule doucement, en position instable, la surface verglacée déploie tout son charme pour qu'il y succombe. Il arrive finalement à se caler, étirant le ressort de la perche au maximum. Il sait qu'il doit se méfier du redémarrage, et d'un nouveau coup de pied aux fesses... qui vient dans l'instant, il oscille et pendule un peu puis retrouve sa vitesse de montée, le gamin qui le précède, plus haut, s'est fait avoir, et chute mais ne lâche pas la perche, perd ses bâtons, l'arrivée est à deux cents mètres, il ne doit pas vouloir tout refaire, préférant la position couchée, bras tendus, pour y parvenir. Lui de son coté, arrive à ramasser les deux bâtons égarés, au prix d'une périlleuse figure artistique. Arrivé en haut, il rejoint l'adolescent pour les lui rendre, qui le remercie en grelottant.

Toujours pas de visibilité, il n'a pas envie de prendre la liaison, mais il sait qu'il peut rejoindre un autre téléski dans le vallon en contre bas, en hors piste. Il vaudrait mieux ne pas qu'il s'égare, puisqu'il est aux limites du domaine, sur la base de ses souvenirs, il prend un cap un peu plus haut pour assurer. Il démarre doucement, en virages courts et aveugles, la neige est lourde, loin de la poudreuse des photos publicitaires. Ça se passe, poussif, mais ça passe. Il aperçoit enfin deux piquets rouges, c'est la piste qui rejoint le départ du téléski. Il n'a pas le temps de s'en réjouir, il est stoppé net par un trop discret tas de neige laissé par la dameuse, il y plonge la tête la première, presque a l'arrêt. Il se relève vite, mollement vexé « ça c'est fait ! ». Il repart, en un long dérapage jusqu'au départ de la remontée totalement désert, ajoutant à sa morosité. Le pisteur blotti dans son mini faux chalet suisse et une forte odeur de fuel le laissent prendre sa perche tout seul.

 

La neige est meilleure ici, il lui semble percevoir une clarté différente. Cette distraction le sort de sa lamentable léthargie, tout à coup la vue de la montagne lui revient, avec le ciel bleu limpide, il se retourne, le tapis de nuage est enfin derrière lui en contre bas, juste troué par les quelques sommets environnants. Bon pour mieux le contrarier, l'arrivée est à l'ombre, tout comme le départ du dernier téléski avant les cimes. Il est antique, rouillé, et ne cesse de tourner vers sa fin entre deux murs de neige. Peu de monde, ici, le noir des piquets dissuade, il suffit de lever la tête pour voir un infernal champ de bosses, puis un replat ensoleillé et scintillant, et un schuss tournant, en final à flanc de paroi, à l'ombre et remontant pour finir, la synthèse ultime de piste en courbes verticales ou horizontales, petites ou grandes.

 

Il arrive enfin à la lumière du soleil, elle chasse le givre accumulé sur son bonnet, une douce chaleur le réchauffe alors que son nez lui dit paradoxalement qu'il fait plus froid qu'en bas. Les idées noires sont parties, il est tout d'un coup impatient d'y être. Il arrive enfin, s'arrête en surplomb du mur bosselé. Il resserre ses fixations puis ses chaussures, recherche un semblant de chemin carrossable, n'en trouvant pas, il opte pour l'impro et s'élance. Il aime bien, même avec sa minable capacité d'autodidacte, se battre avec les bosses, en déséquilibre permanent, bousculé chahuté, il se la fait au physique, veillant toujours à maîtriser sa vitesse, pas trop rapide afin de pouvoir s'arrêter en cas d'urgence. S'il chutait, ce serait la plupart du temps arrêté mais il n'y a pas d'échec, ce coup ci, juste une pause au milieu, pour reprendre son souffle et profiter du paysage.

Il sort du mur, fourbu, les cuisses dures mais content, il récupère sur la pente plus douce en de grands virages, puis attaque le schuss, adopte la position du descendeur, les jambes et bras un peu trop écartés, marque de fabrique de son style unique. Le frottement de l'air froid se glisse sous les lunettes avec la vitesse, deux petites larmes coulent sur ses joues, le coupe-vent claque, il fonce, tout sourire. Un petit glaçon placé judicieusement là par le hasard, heurte l'un de ses skis, il perd l'équilibre, cherche à reprendre le contrôle, mais échoue, un grand écart n'y suffit pas, plutôt que de se faire encore plus peur, il lève un pied et part en un dérapage tourbillonnant, couché dans la neige. Il perd ses skis, un de ses bâtons lui frappe l'avant bras. Il glisse dans le sens de la pente sans pouvoir arrêter sa dégringolade, qui ne cesse qu'au fond la cuvette naturelle. Il s'y étale comme un grand X sur fond blanc. Étourdi, il se redresse, les fesses dans la neige, crie « Absurdie ! », se frotte le bras douloureux et part dans un grand éclat de rire. Catharsis qui expulse définitivement son moral maussade. Il part à la recherche de ses skis perdus plus haut, les retrouve, le peu de pente restant ne lui suffira pas à sortir de cette piste sans « piocher ». Il ne rechausse pas et finit à pied, les skis sur l'épaule en sifflotant. Arrivé à la liaison, il se rééquipe, puis descend d'une traite jusqu'en bas, sans se presser, se moquant du brouillard cette fois, insensible et indifférent, la vitesse acquise l'amène presque jusqu'au parking.

 

Il arrive au chalet, un igloo a poussé dans le champ pendant son absence. Il se gare à coté de la voiture de Jean et Monique, les proprios. Il va directement les saluer dans la bergerie, où ça bêle à l'unisson. Ils sont là, tous, sa petite famille avec, au milieu de la grosse centaine de moutons et de quelques chèvres. Ça papote, il y fait une douce chaleur mêlée de cette odeur piquante et animale si particulière, Jean explique deux-trois trucs aux enfants, tout en nourrissant les bêtes, et brassant le foin. Les parigots leur commandent le petit gigot rituel qu'ils mangeront tous ensemble, la veille de leur départ, Monique amènera le dessert.

 

La semaine finira comme elle avait commencé, il ne skiera pratiquement pas, faisant un peu semblant, mais skier seul, c'était vraiment trop triste. Le beau temps s'établira ensuite, il ne neigera plus. Les allers-retours chez le kiné, jeune et sympa aussi, voire un peu barré et plus bavard qu'un coiffeur, n'en furent que plus agréables, les paysages alpestres se suffisant à eux-mêmes, l'entorse eut besoin de deux semaines de repos supplémentaires pour disparaître, la veinarde. La deuxième étoile et l'ourson furent obtenus les doigts dans le nez.

 

Cette semaine-là, j'y repense parfois, lorsque j'entends des trucs comme « c'est la crise, mais les stations de ski sont pleines », ou « comme vos enfants ont de la chance d'avoir pu aller avec leurs parents à la montagne chaque année ou presque » ouais, bon. Là-bas ou ailleurs, ça ou autre chose, l'important n'est pas d'atteindre les montagnes et parvenir à en redescendre, comme disait je ne sais plus qui, et se souvenir comment on s'y est pris pour le faire n'est pas plus glorieux que d'y planter un fanion ridicule -et sponsorisé- à leurs sommets.



15/01/2017
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