Les billets de Joseph

Les billets de Joseph

Paléonimataurus

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Me rappelle, jeune et fringuant directeur de colo, un début juillet à 6h du mat' en banlieue rouge devant un bus en partance vers la Bretagne, me faisant imposer par l'élue communiste adjointe au maire à l'éducation, la prise en charge d'un colon supplémentaire, oui je me rappelle bien de son baratin, le gamin avait soi disant une vie digne de sans familles, divorce, pas d'argent, une mère éplorée qui devait se faire opérer, tout ça, tout ça, en prenant à témoin les autres familles, comment aurais-je pu refuser, hein, surtout qu'elle avait aussi l'autorité, étant mon employeur. Le lendemain, je recevais le dossier, c'était juste son neveu...et sa belle sœur voulait le caser pendant qu'elle partait s'éclater au Club avec son nouvel amant, je l'appris après. La même élue qui m'envoyait un recommandé deux mois plus tard, pour me reprocher d'avoir triché avec l'adresse des membres de l'équipe d'animation. A l'époque, les cocos pratiquaient déjà avant d'autres, la préférence locale, nous étions obligés de recruter strictement des animateurs de la ville, comme si la compétence dépendait du lieu d'habitation. J'avais désobéi.

 

Un vendredi soir, je suis d'astreinte. Une école m'appelle. Personne n'est venu chercher Chloé, 7 ans. Il est dix-neuf heures trente. Je discute avec l'animatrice, vérifie qu'elle a fait tout ce qu'elle pouvait. Elle a fait bien plus que la procédure et me donne toutes les infos possibles. Internet et les portables n'existaient pas, alors je lui dis que je passe quelques coups de fils et j'arrive. Marrante, elle me répond qu'en attendant, elle a trouvé des pâtes et qu'elle va dîner avec la petite que j'entends rigoler derrière. Une pro, quoi. Bon, j’instruis le dossier, une mère célibataire, pas de second contact, pas de père. Ni la maison, ni le boulot répondent. Je préviens le commissariat, juste pour respecter la procédure, il accepte de me donner du délai, avant d'envoyer la boite de six pour prendre en charge la petite, vers un probable hébergement provisoire au foyer départemental de l'enfance. Je ne me résous pas à cette issue. J'arrive finalement à joindre la belle famille, de l'autre coté de Paris. Ils me parlent pas bien de la maman, je sens de la rancœur, du mépris, une séparation douloureuse sans doute. J'arrive à l'école, elles sont dans la grande cantine, coup de pot, je connais Chloé, d'une colo deux ans avant. Dernière chance, j'envoie l'animatrice à l'appart, je reste avec la gamine qui va jouer tranquille dans le coin poupées, pas inquiète. Bon travail des anims et/ou habitudes des galères de sa mère, je ne le saurais pas. L'animatrice revient, dépitée, personne, et les voisins ne voulaient rien faire, ni rien dire. Bon, je la libère, elle me souhaite une bonne soirée, rigolarde. Je rappelle le grand père en banlieue nord, il ne veut pas venir, il râle, je lui fais comprendre que c'est lui ou les flics, qui de toutes façons l'appelleront aussi. Il se décide de mauvaise grâce. Je ne le sens pas, puis il ne s'inquiète de Chloé à aucun moment. Une idée me vient, je rappelle les condés pour leur dire de venir, sans leur parler du grand père indigne. Je joue un peu avec la gamine, on cause gentiment pour éviter qu'elle ne voit le temps filer. Le fourgon bicolore (à l'époque) arrive, je leur explique. On attend donc le papy, c'est eux les assermentés qui valideront la prise en charge de Chloé. Je les informe de mes doutes et leur propose carrément de prendre en charge Chloé, si le grand père reste de mauvaise volonté. Les deux flics sont bien em...bêtés, et ne me répondent pas, Papy arrive alors avec un jeune gars, très remonté et agressif. La volaille le calme et me lance un regard perdu. Ils hésitent, oui, mais savent aussi que ma demande n'a pas de légalité même si cela serait préférable. Surprise ! Une dame se présente alors, une collègue de la maman, qui vient chercher Chloé. Elle nous raconte tout, nature, qu'elle vient de ramener la maman chez elle, il y avait un pot de départ au bureau, l'alcool et les antidépresseurs que consomme la maman de Chloé n'ont pas fait bon ménage. Je passe en force, je dis aux flics de raccompagner Chloé chez elle avec sa collègue, qui s'engage à rester jusqu'au lendemain. Les flics bégaient puis cèdent, il est vingt-deux heures, ils ont sans doute bien autre chose à faire. Je préviens le gardien de l'école et rentre chez moi. Un petit coup de fil le samedi matin, c'est Chloé qui me répond, enjouée, elle me passe sa mère, qui se confond en excuses et me remercie. Je n'en rajoutais pas et pouvais enfin profiter de mon week-end mi figue- mi raisin. Misère.

 

C'était aussi l'époque des grands frères, pour les centres de loisirs ou l'animation de rue, les élus locaux nous imposaient d'employer ces grands frères, sous prétexte qu'ils avaient l'autorité sur les petits des cités qui peuplaient nos structures, c'était aussi en sous main la création d'une dépendance financière avec les loulous, une tentative de contrôle social par une de ces voies impénétrables donc. Les fameux petits étaient...turbulents on va dire, mais les grands frères employaient des moyens pas toujours compatibles avec les droits de l'enfant, la terreur et l'humiliation sont certes des méthodes pour rendre les enfants très sages (puis sauvages ou inertes ensuite, mais ce n'est pas le sujet), mais des moyens bien peu émancipateurs, faut reconnaître. Là aussi, j'avais ouvert ma bouche avec d'autres, l'adjointe avait finalement cédé et renoncé à la politique des grands frères. Le coup du bus fut sans doute son coup de pied de l'âne.

 

Un matin d'été, Momo, 5 ans, était agrippé au grillage de l'accueil, je crus qu'il voulait se sauver, mais non, il passait juste le temps ... à saluer les parents et les copains qui arrivaient, avec cette gouaille si particulière des mômes du caniveau. Puis, j'ai compris, il attendait Elsa, il en était amoureux comme les enfants peuvent l'être. Elle est enfin arrivée, avec sa maman. Il a dit « Bonjour, Elsa » puis ajouté « elle est belle ta maman !». La mère n'a pas vu le truc arriver, flattée, elle a cru être pertinente « Mais tu es Mohamed, Elsa m'a beaucoup parlé de toi ». Il a repris « Elle est belle ta maman et je vais lui mettre ma zézette dedans ! ». Le sourire initial de la directrice adjointe de la DDAS s'est tordu, j'ai eu du mal à ne pas pouffer et ai houspillé Momo, qui s'est sauvé en prenant Elsa par la main pour aller jouer. Le pavillon en meulières un peu chic venait de rencontrer en pleine tronche la barre d'immeubles de la cité des navigateurs. 

 

Me souviens de mon premier directeur de service municipal de l'enfance. Il était vénéré comme le messie, une sorte de légende vivante et intouchable, paternaliste et volontiers démagogique, on ne sait trop comment, ce dirigeant des FRANCAS avait persuadé les élus roses et rouges de la ville où je travaillais de mettre le paquet sur l’Éducation populaire. Ce fut une des premières tentatives de professionnalisation de la fonction d'animateur, jusque là réservée à des instits militants, des bénévoles engagés ou aux babas cool égarés. Le concept d’Éducation globale avait permis au monsieur si parfait, de créer sa boite de transport en car et une autre de fabrication de structures de jeux intérieurs, aux quelles il faisait appel en tant que chef de service. Personne n'y voyait malice, où partait l'argent nul ne s'était posé la question, le premier septennat socialiste fut une merveilleuse illusion, une époque naïve, au nom des bonnes causes on oubliait de poser ce genre de questions à l'union de la gauche, de celles que l'on avait tant reprochées à la droite. Trente ans après mes années de multiples contrats d'animation, au cours d'un point de situation de carrière, je découvris avec stupeur, que les amis des lendemains qui chantent m'avaient fait cotiser quelques années au taux de retraite plus que symbolique de vacataire, ce qui ne validerait, faute d'atteindre le seuil de cotisations, pas un seul des trimestres de mes années d'animateur professionnel. Les amis de la classe ouvrière étaient bien des enfoirés de gestionnaires avides comme les autres.

 

Animation de rue, un samedi après-midi militant dans une cité à la mauvaise réputation. Je viens d'être formé comme lanceur de micro-fusées. L'agrément en poche, Je tente le coup. Suffit que j'en fasse partir une pour recruter, mais pas tant que ça, en fait. Quatre ados me rejoignent quand je viens récupérer ma fusée et son parachute. C'est parti. L'atelier démarre sur une modeste planche sur tréteaux dans un vague terrain vague. Mes recrues sont motivées, s'appliquent, galèrent avec le balsa, le carton et la colle, la guerre des étoiles n'est pas loin. Je les laisse faire, et leur rappelle que seul l'essai validera leur choix de fabrication. Premier lancer, un feu d'artifice, tous les prototypes explosent en des figures variées. Ils se chambrent, se marrent, j'essaie de les amener à questionner l'expérience, ils se plient au check-up, analysent pas trop mal leurs erreurs et listent les trucs à ne pas refaire, qui pour certains seront refaits quand même. Je repère la motivation et l'attention particulière de François, mais sans plus. Deuxième fabrication, second tir. C'est un peu mieux, un seul engin est parti en tourbillon, les autres sont montées haut, une si haut que nous ne l'avons jamais retrouvée, celle de François. Sans rien dire, je lui ai donné un moteur à poudre plus puissant que les autres, mais il a du merder pour le parachute. Après ce spectaculaire résultat, la bande est montée sur ressort, le tir et la recherche des missiles retombés un peu trop loin provoquent des attroupements, nous avons un public, j'en profite pour recruter pour la semaine suivante, et répondre aux questions qui se posent, ou diriger d'autres vers des animations ou des structures plus adaptées. Pas de familles ou d'adultes, peu de filles. Comme d'hab. Deuxième bilan, puis troisième série, les ailerons s’affinent, la fabrication est plus soignée, ils savent que c'est le dernier lancer de l'après midi. Je surprends François qui a fini avant les autres, le nez dans mon BT Freinet.

 

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Le doigt sur le schéma d'une parabole de trajectoire et son équation, il me dit que cela ressemble à des trucs de son cours de physique ou de maths, qu'il y est nul et que c'est chiant, et qu'en plus ses profs ne peuvent plus l'encadrer, le lycée technique l'attend l'année prochaine. Comme ça, tout sort d'un coup, sans fard, cash. Je lui dit qu'il va bien trop vite, je lui propose  une méthode simple pour évaluer la hauteur à laquelle monte la fusée, et lui ai donné mon BT en partant. Les trois autres écoutent avec attention, mais avec cet air j'm'en foutiste moqueur en vigueur du bas des escaliers des cités, faudrait pas que je puisse croire que quelque chose de scientifique les intéresse. Je fais semblant aussi, la comédie des cités je me dois de la jouer, y compris sur la tchatche et leur humour, comme une sorte de passeport nécessaire. De toutes les façons, je savais que c'était gagné pour cet après-midi, du bon boulot, plein d'autres fois ce fut autrement plus douloureux.

 

De ces années hyperactives, j'ai un peu oublié les querelles de chapelles de la profession, entre ceux qui militaient pour l'émancipation et l'autonomie des adultes de demain, d'autres inconscients qui ne voulaient que prolonger leur enfance, ou fuir le monde adulte pour des raisons obscures et même parfois pédophilo-psychologiques, et la très grande majorité des autres qui bossaient plutôt au dressage de la future génération pour ne pas qu'elle dérange un (leur?) monde déjà si vieux à l'époque, pour la modeler à leur image, rejoints en cela par quelques élus dits progressistes, que l'on croyait pourtant engagés pour la bonne cause de l'égalité, mais qui ne visaient rien d'autres que la maîtrise de la population, faisant de la prévention plutôt que de la répression, louable à première vue, mais ils venaient quand même nous engueuler au moindre pet dans les quartiers. Comme si nous maîtrisions nos actions, comme si l'éducation était une science exacte, une unité de formatage sans faille, tels les premiers bergers de la paix sociale, qui veillaient sur le troupeau. Vers la fin, lorsque fatigué, je m'approchais de la sortie, des moments d'amertume me criaient que je n'étais que le pansement sur la jambe de bois d'une société bien malade, et plus je travaillais bien, plus je travaillais à sa conservation, et évitais ainsi à l'élite de se remettre en cause mais aussi de faire œuvre de répression. Nous sommes bien peu de choses, quand même.

 

Un après-midi, j'étais de sieste avec le groupe des trois ans, qui ronflait à poings fermés. Le centre de loisirs était vide, tous les autres étaient partis à l'extérieur. Adama arriva, accompagné d'une éducatrice de la protection judiciaire, j'ignorais tout de son histoire et ...de son futur, il m'était juste confié pour quelques heures, un juge et des élus de la République en avaient décidé ainsi . Il ne parlait pas français, ses yeux brillaient, il découvrait notre monde, jouait avec les interrupteurs et les robinets, sans se lasser. Il a vite compris qui j'étais, mon répertoire de jeux était inépuisable, pas besoin de parler pour rire et jouer. Je lui ai offert quelques heures de paix, sans rien pouvoir faire d'autre. Son énergie éclatait, il courut partout, vif, à l'affût de tout, curieux et gourmand. Quand les autres se sont réveillés, il a bousculé un peu la routine rituelle et les repères patiemment installés dans la durée pour que chacun se réveille en douceur, goûte et choisisse une activité à sa convenance, c'était drôle, un drôle d'endroit pour cette rencontre. Puis, une fliquette est arrivée, j'ai vu comme un signe triste sur le beau visage d'ébène d'Adama, il savait ce qu'était un uniforme et que c'était pour lui. Il m'a serré très fort, je lui ai rendu son étreinte en lui disant qu'il devait partir, même s'il ne me comprenait pas, je ne lui ai pas menti. Puis il a disparu, le groupe m'a très vite rappelé à ma réalité, aux limites de mes responsabilités et de mon possible.

 

C'était un métier que j'appréciais, vraiment et sincèrement, je pense -depuis peu- que j'en maîtrisais pas mal d'aspects, même si l'éducation est un chantier sans fin, ni perfection possible et sans jamais de résultat garanti ou immédiat. Aussi, toujours dans le cadre de mon militantisme, je voulais partager mes acquis et en avais envie ( et peut-être la prétention aussi...) de transmettre les valeurs aux quelles je croyais. J'encadrais donc des stages délivrant la partie théorique du Brevet d'Aptitude aux Fonctions d'Animateur. Ce BAFA était pratiquement obligatoire pour être moniteur de colo ou animateur. C'était aussi un moyen de financer les mouvements d'éducation populaire, les gens payaient leur inscription et avaient de grandes chances d'obtenir le brevet. Bé oui, si les CEMEA ou les FRANCAS avaient été trop sélectifs, les jeunes seraient allés voir d'autres organismes privés pour le valider. Donc, plus que rarement l'équipe de formateurs ne validait pas le stage d'un jeune, cela restait exceptionnel et donc toujours difficile, de plus foncièrement injuste pour celui qui y avait investi sans en être réellement informé. Ce fut le cas avec Ben. Nous l'avions repéré dès le début, un enfant, au comportement de colon. Sans recul, ni réflexion, il jouait, les mises en situation répétées l'enterraient un peu plus. Bien sûr, ça nous faisait suer d'échouer à lui faire comprendre, mais l'étincelle ne vint pas. En plus, il était coopté par une militante de chez nous. A la fin du stage, nous avions cinq non reçus sur trente neuf, ce qui était un taux d'échec important. Ben était le seul recalé pour lequel, on avait une petite tendresse. La déléguée régionale faisait un peu la gueule, notre bilan faisait tâche. Puis, j’eus un appel de la camarade, qui m’engueula copieusement. Ben était un des gamins issus de sa maison de quartier, il y avait grandi, s'était presque sorti du ghetto grâce à la structure, je lui répondis qu'il était peut être simplement trop tôt pour lui, il fallait qu'il grandisse encore un peu dans sa tête, elle m’agonit d'insultes, elle comptait trop sur Ben pour encadrer ses groupes prochainement que ça n'allait pas se passer comme cela. Je compris enfin, un grand frère, Ben était un grand frère. Je finis par le lui dire. Être animateur, ce ne pouvait pas se réduire à être chef de groupe ou grand scout. On ne pouvait décemment valider sa formation sans risquer des soucis avec les futurs mômes qu'il encadrerait. Si Ben lui garantissait la paix dans sa structure, il fallait aussi réfléchir à nos pratiques. Pof ! Elle me raccrocha au nez. On s'autorisa une dernière issue, un peu idiote mais peut-être pour évacuer une culpabilité simplement affective, les cinq formateurs votèrent, cela ne changea pas notre décision  à l'unanimité. Une d'entre nous tenta de la rappeler, sans succès.

 

Ce fut mon dernier acte sur le terrain militant. Puis je fis en sorte de quitter le terrain aussi sur le plan professionnel, plus progressivement, fallait quand même que je travaille pour manger, mais autrement, même si cela resterait au début en rapport avec ce premier métier. Puis l'âge avançant, je fis complètement autre chose, perdant le recul et la patience nécessaires pour supporter les affres de projets bien timides au regard d'une demande sociale toujours plus forte et une vie collective qui m'avait fait oublier souvent de prendre garde à moi, pour le meilleur, c'était géant quand ça fonctionnait, comme pour le pire, où il m'était devenu inhumain de supporter la casse et les échecs dus à la grande machine à exclure .

 

 

Photo du grand René Burri DR



05/03/2017
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