Les billets de Joseph

Les billets de Joseph

Solitude postindustrielle

kitchencouple.jpg

 

Un jour, trop maltraité par le travail, par la police, par la justice, ou sa famille et peut-être par lui-même, il n'avait plus rien fait pour réintégrer le monde. Là, il avait eu affaire à de nouveaux tourmenteurs, administratifs et normés comme les premiers, ils se nommaient Pôle emploi, CPAM ou Caisse d'allocations familiales et ont scellé depuis, sa volonté de ne plus y revenir.

 

Il ne lui reste donc que sa chérie, qui se comporte en ambassadrice bien modeste, de leur univers minuscule peuplé de deux habitants, en représentation sur terre. Car, comme lui qui ne sort plus, elle veut se soustraire, disparaître, ne plus exister aux yeux du monde pour ne plus être contrainte à son  regard, mais par nécessité, amour, dévouement, ressort intime ou simple fonction de survie, elle demeure encore dans ce monde du travail, nul ne sait pourquoi, mais elle persiste, comme un réflexe ultime, le portant à bout de bras et consolidant la position de son homme, s'enfermant autant que lui dès qu'elle revient au nid, se résignant pour lui ou pour elle-même, nul ne le devine, à subir de courts ou longs moments, la folie du travail précaire. Les écrans les maintiennent en relation avec le monde extérieur, ou plutôt ces artefacts de l'industrie du divertissement d'aujourd'hui qui se présentent comme réalités, mais ne sont que supports de publicité et vacuité, sources de financement du système qui a vomi le petit couple et malgré tout, les tolère encore, négligeables car inutiles au profit.

 

Elle ne supporterait pas un tel jugement de valeur, il l'atteindrait de plein fouet, lui aussi. Comme ceux de leur génération, ils demeurent très attachés à maitriser leur image vers l'extérieur, même factice. Paradoxalement, ils  veulent plus que jamais ou pour toujours se soustraire à la compétition des jugements, mais, n'ont pas tout à fait abandonné la pyramide des artifices que sont les signes extérieurs de la réussite ou du bonheur. Ainsi, se laissent-ils aller dans les rares discussions avec l'extérieur ou le plus souvent dans le duo-miroir qu'ils sont devenus, à juger, sans précaution verbale ni pitié, les individus déviants d'un monde auquel ils croient ou font semblant de croire appartenir toujours. Ainsi, parlent-ils parfois de mariage ou maison, et même de désir d'enfant, ce qu'un simple regard sur leur situation atomiserait de manière instantanée.

 

Leurs familles respectives sont les seules personnes avec qui ils entretiennent des relations encore pérennes, mais distendues, inconfortables, mais toujours présentes, par devoir, affection ou habitude, aucun d'entre eux  ne peut théoriser le choix du maintien de ce lien, indissociable des conventions, de la fratrie ou du sang. Dans la durée, bien sûr, certains, quand même, se sont lassés, épuisés de ne pas les comprendre, lassés de vouloir les aider sans réponse concrète, rincés de les financer comme un puits sans fond, de soutenir une entreprise sans résultats, et d'autres encore, ont coupé définitivement les ponts, écœurés de se sentir obligés de croire à leurs petits ou gros mensonges -leurres utiles pour éviter tout questionnement-, mais quelques proches échangent avec eux lorsqu'ils les croisent tous les deux, encore faut-il, qu'ils fassent  l'effort de venir dans leur appartement de « cas sociaux », improbable lieu de vie, ultime abri telle une intime prison-refuge, de la violence du monde, de la brutalité du troupeau des normaux, d'une image personnelle inaccessible, devenue impossible à promouvoir.

 

Bien sur, ce mode de vie a des conséquences physiques sur le jeune couple, les kilos de l'inactivité s'accumulent, les périodes d'angoisse provoquent des bobos stigmates qui occupent longuement leurs journées vides, ils se trouvent volontiers des maladies lorsqu'une discussion les accule à justifier leur mode de vie, puis l'interlocuteur parti, le moment de stress évacué, ils semblent reprendre le cours de leur réclusion, en un ténu rétablissement improbable, le plus souvent nocturne. Le jour, ils dorment comme pour mieux ne pas être tentés de regarder dehors. Ce jour le jour particulier est leur quotidien, demain n'existera que le lendemain.

 

Le médecin ne trouverait sans doute rien à dire de plus sur leur état de santé, si ce n'est pointer ces négligences. Il n'aurait même pas à lutter contre des conduites addictives ou autodestructrices de celles qu'il croise souvent chez «des gens comme eux», il n'y en a pas, ils n'ont même pas cette excuse. Il tenterait, s'il faisait miraculeusement partie des rares docteurs à l'ancienne, de les diriger vers le centre médico-psychologique le plus proche. Le psychologue convoqué à leur chevet y décèlerait facilement des dénis consolidés, et la possible nécessité d'un long travail sur soi. Mais faudrait-il encore qu'ils aillent voir un médecin. Leur volonté de ne pas y aller est trop forte, absolument personne n'est arrivé à les décider ou les contraindre, leur orgueil de se tenir loin des parcours traditionnels «des gens comme eux» les tient,  telle la colonne vertébrale d'une dignité toute personnelle.

 

Le motivé politique pourrait leur reprocher leur aboulie, selon les idéologies en vigueur, ils seraient les victimes du système, ou la preuve vivante de ces salauds de fauchés qui ne font rien d'autre que ne rien foutre, et tous, de leur reprocher la démission de leur exercice de citoyen, de manière forte ou compréhensive, mais toujours culpabilisante.

L’inséré pourrait leur reprocher leur marginalité, que ses impôts et ses cotisations sociales leur permettent de manger des pâtes et de ne pas payer leur loyer mirifique à 300 euros lui serait bizarrement plus insupportable que le 1% qui possède plus de la moitié des richesses du pays.

L'aisé pourrait leur reprocher leur pauvreté, de ne pas oser fonder leur entreprise et faire des affaires, avec son définitif «quand on veut on peut, du travail il y en a», oubliant que lui n'est pas parti de rien.

L'extraverti pourrait leur reprocher leur fermeture aux autres, son égo lui permettant une estime de soi de char d'assaut ayant déjà étouffé tant de timides et autres souffrants du désamour de soi.

Le croyant pourrait leur reprocher  leur apparente indifférence à tout, l'absence d'empathie à tous, ce nihilisme doux et silencieux, masqué de bribes de discours d'espoir pour faire semblant d'être encore avec nous.

Le retraité pourrait leur reprocher leur vacuité hédoniste, amnésique, se persuadant que de son temps il n'existait pas de jeunes vivant comme cela.

A la foule de ces précepteurs péremptoires, pourrait s’ajouter le jouisseur déçu d’une si petite vie, et le bavardage de tous les autres marchands de bonheur, en autant de postures sans fondements autres que la seule croyance en leurs sophismes. 

 

Le jeune couple s'est coupé d'eux, de tout cela, fatras de morales antagonistes d'aucune utilité pour la vie qu'il mène. Ils ne leur diraient rien, n'essaieraient même pas de se défendre ou d'argumenter, comme si persuadés, d'être balayés par avance, ils ne renonçaient pas, non; en apostats, ils laissent juste les autres se battre avec leurs vérités et leurs certitudes, entre eux ou tous seuls avec.

 

Retournant imperceptiblement et inconsciemment la vieille charge de l'indifférence aux difficultés sociales pour échapper à la fabrique nouvelle de la culpabilité délinquante des faiblesses humaines, peu leur importera, un jour, peut-être.



05/11/2016
16 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 37 autres membres