Les billets de Joseph

Les billets de Joseph

Fin de cycle

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 Elle regarde par le hublot de la tour la plus haute. Elle ne voit rien, il est trop sale, et personne ne pourra jamais plus sortir pour le nettoyer. Un orage de pluie acide lui permettra peut-être un jour de voir comment c’est dehors, à moins que cette eau ne ronge définitivement les parois protectrices de son monde si petit. Cela fait quelques années qu’elle passe par là, en sortant des sous-sols, pour voir, au cas où. La dernière fois, ce devait être en 2320 et quelques, elle avait aperçu un paysage rocailleux, aride et désertique, avec quelques troncs d’arbres pétrifiés, au milieu de violentes bourrasques poussiéreuses et de sifflements qu’elle croyait entendre même à l’intérieur, mais jamais elle n’avait vu le soleil. Elle aurait tant aimé le voir ne serait-ce qu’une seule fois dans sa vie. Enfant, elle avait pu deviner  sa luminosité dans les gigantesques serres de surface, déjà souillées, aucune n’était malheureusement plus aujourd’hui accessible, leurs structures corrodées n’étant plus étanches à l’atmosphère irradiée de l’extérieur.

 

Elle sort à l’instant du conseil qui se réunit comme chaque semaine, avec les derniers habitants. L’ambiance y était morose voire lugubre, les deux décès -un suicide et ce qui ressemblait à une péritonite- de la semaine y étaient sans doute pour beaucoup, puis le léger ordre du jour adopté ne faisait que confirmer la fin inexorable mais encore lointaine de toute présence humaine en ce lieu. Le dernier qui partira fait partie de l’assemblée, se dit-elle, il semble clair pour elle qu’aucun d’entre eux ne tient à être celui-là. Ils ne sont plus que quelques centaines. Le plus jeune doit avoir la quarantaine, une majorité d’entre eux a les cheveux gris, quand il en reste. Elle doit être dans les benjamins. Elle n’a jamais vu de bébé en vrai, ses parents lui ont juste raconté. Elle-même commence à oublier ce que c’était. Le désir d’enfant lu dans des textes anciens lui parait tellement saugrenu, à un tel point que la nature a anticipé la chose en ayant rendu chacun d’entre eux stérile.

Les causes n’en seront jamais identifiées, la recherche scientifique étant passée aux pertes et fracas des profondeurs de l’histoire du monde. Celle des catastrophes nucléaires en chaîne, causées par la montée des eaux et le bouleversement climatique, phénomènes qui avaient déclenché, déjà avant  l’atome, un siècle continu de tempêtes ou d’ouragans successifs plus énormes les uns que les autres. Comme si la revanche de la nature n’y suffisait pas, l’homme ancien y avait ajouté sa patte personnelle et mortifère, avec les guerres des États  dans un premier temps, puis ensuite celle des peuples se battant entre eux pour leur survie, avec de fantastiques déplacements de millions de gens, en une course aux territoires encore viables qui s’achèvera sans vainqueur. Les missiles nucléaires de la Mondiale ultime -comme les rares survivants la nommaient- se chargeant de réduire à la portion congrue, tant en effectif qu’en surface, tout l’espace de vie possible que le climat avait épargné, ce qui interdisait à jamais les déplacements, et sans eux, la disparition du commerce de l’économie de croissance qui avait présidé à la marche du monde ancien.

 

Elle descend  par l’escalier au niveau -1, au centre de contrôle de ce nouveau monde réduit à cent hectares sur sept étages du curieux écosystème bétonné dans lequel elle vit. Il n’y a personne, comme d’habitude. Mais là aussi, pareil, la plupart des capteurs de données ne fonctionnent plus, ceux d’images plus du tout, touchés par la limite d’âge ou l‘obsolescence, « Comme nous …» lui dit son sourire désabusé.

 

Son grand père lui avait raconté, tout cela. La destruction du monde avait mis un terme au développement technique et scientifique, au simple progrès, mais aussi à tout ce qui l’alimentait, à l’extraction des ressources, leur transformation, la fabrication de biens ou d’outils complexes. Tout cela n’existe plus, ne subsiste que le savoir inscrit dans la mémoire de chaque survivant, ou plutôt celle de la première génération d’entre eux qui avaient essayé de transmettre à la suivante les choses connues et utiles à la préservation de la vie en ce milieu devenu qu’hostile. Elle fait partie de la troisième génération, de la dernière, donc. Les médicaments ont disparu mais les épidémies curieusement aussi, toutes les machines électroniques ou non sont oubliées faute de maintenance, de pièces ou de carburant, seuls quelques systèmes mécaniques rustiques ont été préservés par les anciens, rendus enfin intelligents par l’expérience de la destruction de la société marchande. Même la mémoire de l’histoire du monde -ses acquis et son déroulement complètement dématérialisé depuis la moitié du 21ème siècle- s’est évaporée avec l’air pur et l’âme de milliards de terriens consommés par leur propre inconséquence.

 

Au conseil, elle s’est portée volontaire pour se charger de la « ferme » pour la semaine à venir. Les poules et les cochons sont les seuls animaux qu’elle connaisse, elle aime bien s’en occuper, ainsi que des ruches avec leurs abeilles –héritées de clones d’avant la catastrophe- et les quelques autres insectes des grands hangars sous terrains qui se sont substitués aux serres.  Cela l’occupera quelques heures par jour avec le « jardin » dont tout le monde prend le plus grand soin, ici, avec constance, comme il se doit.

 

Oui, cette ancienne base a été construite à l’origine pour protéger le gouvernement de la plus grande puissance mondiale, pays qui avait été balayé comme les autres, la prétention et la force n’évitant pas le sort commun. Ce bunker hors-normes est alimenté en énergie électrique par des centaines de piles dites « à mouvement perpétuel » inventées, par et pour les militaires vers 2060, croit-elle. Les premières ont commencé à s’arrêter il y a un siècle environ, mais en très faible proportion, et comme le nombre d’habitant diminue encore plus vite, la ressource est toujours là, peu sollicitée, pourtant abondante, mais chacun y prend garde puisqu’elle aura une fin, chacun en a enfin conscience. Le réparateur ne viendra pas, d’ailleurs il n’y a plus de téléphone. Pour l’eau, c’est pareil, les captages de surface ont été condamnés, au fur et à mesure de l’avancée de la pollution souterraine, seuls trois captages profonds fonctionnent encore, un miracle géologique et technique  probablement connu des ingénieux concepteurs de cet urbanisme clos et autosuffisant, qui recycle tous les déchets produits par tous pour le bien de tous. Le traitement d’air, rustique mais semble-t-il toujours efficace, plus personne n’ose y intervenir, aucune compétence n’est plus présente pour ne serait ce qu’évaluer ce truc qui fonctionne tout seul, un jour il lâchera, ou les empoisonnera doucement, aucun d’eux ne sait comment sont organisés ces sortes de puits canadiens, ni comment ils filtrent et empêchent les saloperies du dehors de rentrer. Concept novateur sans doute qui n’avait été travaillé que bien trop tard et uniquement pour quelques uns triés sur le volet élitiste, qui n’en profitèrent pas. Elle ignore pourquoi, elle sait juste que c’était alors un chaos teinté de panique à durée indéterminée, toujours d’après ce que les anciens lui ont dit.

La seule condition à cette autosuffisance est d’en respecter les règles. Vu l’enjeu présent, ce vital à court terme, il n’est nul besoin de campagne de communication, de culpabilisation ou de  morale, ni même de police.  L’autogestion est devenue nécessité vitale, la responsabilité, le seul comportement tenable, l’unique chemin pour tenter de vivre toute sa vie. « Le futur n’est pas encore écrit, profitons donc du présent  » pense-t-elle, le mot espoir ne veut plus trop dire grand-chose.

 

Elle regagne l’unité ou elle vit, avec envie, quand elle aura mangé un morceau, elle ira rejoindre les membres du groupe des « surviv’arts » comme ils se sont autoproclamés, réunis pour travailler à leurs projets, puis les concrétiser, dans le partage avec tous ou dans un intime entre soi.

 

Elle tient cela de son grand-père, un scribouillard et barbouilleur. Lui, de la première génération des grognards durs-à-cuire, c’était vraiment le qualificatif approprié, de celle qui avait subi toutes les horreurs possibles et trouvé enfin  la paix ici, par le simple fait du hasard et le résultat aléatoire d’une déambulation continentale. Elle repense à ceux, qui comme lui, une fois enfermés ici et contraints d’y rester, avaient tout changé. Au départ ils avaient constitué un régime démocratique identique à ceux du monde perdu, réparti le travail comme du temps qu’eux n’avaient pas connu, puisque soumis aux régimes d‘exception et d’urgence des catastrophes et des guerres. Même quelques croyants idéologiques ou religieux subsistaient encore à cette époque, pourtant le nucléaire avait quand même sacrément remis en cause la pertinence possible d’un pouvoir généreux et pragmatique ou émancipateur, même l’existence de dieu en avait pâti, car l’existence de l’homme allait connaitre son terme, sans recours. Personne n’en réchappera. Dieu ou la société idéale  n’habitaient donc plus aucune cervelle, les derniers humains avaient fait pour le mieux avec cette nouvelle réalité, chacun selon ses moyens, selon ses besoins. L’égalité devant leur sort terrible les avait conduit paradoxalement à l’égalité à vivre chacun, de tous et pour tous. Il n’y avait plus d’autre choix que de terminer dans cette tranquillité née du désastre.

 

Elle se rappelle aussi de son père, disparu prématurément. Il avait, avec quelques aventuriers, tenté quelques sorties à l’extérieur, à l’aide de scaphandres autonomes, découverts dans un coin reculé du blockhaus géant. Il lui avait raconté la mer, devenue une sorte de brouet, presque inerte. Il lui avait raconté les brouillards toxiques coincés dans les replis des reliefs. Il lui avait raconté  la violence des vents, des vagues de chaleur soudaines telles des fourneaux, la résistance étonnante de certains coins minuscules de végétation, ou de quelques insectes. Il croyait que d’autres hommes s’en sortaient quelque part, enfin il voulait encore y croire, contre l’indicible évidence. Mais il ne revint pas de sa quatrième sortie, aucun de ses compagnons, non plus. Après cela, les sorties ont été soudées pour symboliser la porte de cet espoir comme définitivement fermée. Il fallait faire autrement. Le conseil unique et démocratique fut installé, toute forme de pouvoir bannie, les quelques croyants ou idéologues, leurs lois et leurs apparats disparurent sans aucun bruit. Tout ce fatras de contraintes n’apparaissait plus comme utile à quoique ce soit et bien définitivement sans issue, car à part servir la destruction et les enfermer, qu’avait-il-fait d’autre ? Cela d’une telle force, qu’un jour de déprime collective, les derniers survivants de deuxième génération se crurent, comme tenus responsables avec leurs pères et tous ceux qui les avaient précédé de cet immense gâchis, ils s’excusèrent maladroitement mais formellement en plein conseil auprès de leurs enfants ou des enfants des autres, tous émus aux larmes de cette fausse route empruntée trop longtemps.

 

Elle chasse toutes ces pensées encombrantes, en grimpant vers le petit refuge sans portes, ni serrures. Elle regarde la guitare posée contre le mur et le cahier de ses textes ( un grossier papier recyclé)  avec gourmandise, elle va retrouver son petit peuple aimé, ses copines, ses amis, ses amants parfois, qui viendront pour la même chose qu’elle, comme chaque après-midi ou presque, célébrer et réinventer l’humanité, en la reconstruisant pour un petit moment supplémentaire, juste de ces petits instants nécessaires et suffisants, les prolongeant parfois le soir, tard dans une nuit sans plus jamais de lune, seule chose artificielle et morte à cet instant.

 



29/05/2016
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