Les billets de Joseph

Les billets de Joseph

Le cabinet était fermé de l'intérieur

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J'arrive à l’heure, ni en retard, ni en avance. La mairie de cette ville-préfecture est imposante, un hôtel de Ville de Paris en plus petit mais pas plus modeste, tout en ardoises et blanches pierres de taille noircies, il est posé au bout de la rue Thiers (argh !). Impressionné par son faste, j'entre par la grande porte. Je demande poliment le chemin à l’accueil, passe devant la salle des mariages, monte le grand et très large escalier, puis tourne devant la salle des réceptions, et me présente au secrétariat du service communication.

 

Une dame me dit « Bonjour, Monsieur Gratteur, vous pouvez vous installer » en me désignant un fauteuil de bureau devant un écran d’ordinateur. Tout en lui renvoyant son salut, je comprends que je dois passer une épreuve pratique avant l’entretien de recrutement, « m’avaient pas prévenu, les coquins ». La dame me tend quatre feuillets, deux délibérations du Conseil Municipal, un fac-similé d’article de journal et la lettre du Président des amis de l’église ou quelque chose comme ça, râlant contre le manque d’entretien du grand orgue et réclamant une subvention. Elle enchaîne « Voilà, vous devez proposer à monsieur le Maire une réponse à ce courrier avec l’aide de ces documents, vous avez une demi-heure ». Le sujet me plaît, l'inspiration vient de suite (ça change !) la séparation des biens entre la commune et l’évêché, en rappelant le principe de neutralité du service public et ceux de la laïcité, lui refusant son fric tout en étant aimable et compréhensif, et m’appuyant sur les décisions majoritaires du Conseil Municipal. J’ai même le temps de fignoler mes formules de politesse et ma mise en page avant que la dame ne vienne ramasser ma copie. Un sourire, elle me conduit à un petit couloir avec deux fauteuils club élimés, en me demandant d’y patienter.

 

Un de mes concurrents, tout nerveux et en sueur, occupe déjà le premier fauteuil, je m’assieds dans le second. Mon regard circulaire croise un vestibule avec deux panneaux «  Cabinet du Maire », « Bureau du Maire » et une porte en face « Secrétaire Général ». J’engage la conversation en souriant « Nous voici au cœur du pouvoir …», le collègue est mal, il me dit qu’il n’a pas été à l’aise avec l’épreuve technique, qu’il vient de faire 400 kms pour rien. J’ai à peine le temps de lui dire que j’ai aussi été surpris par celle-ci pour ne pas lui montrer que j’avais pris mon pied, la secrétaire vient le chercher. Je reste seul, enfoncé dans ce fauteuil qui doit être aussi vieux que la mairie. Je ne sais pas si c’est la sensation d’avoir réussi le test, ou  celle plus cruelle d’avoir un concurrent de moins pour ma candidature, mais la traditionnelle appréhension est à son plus bas niveau. Le temps passe, des costards cravates affairés aussi, je leur dis bonjour, avec un petit signe de tête. Ils ont l’air de ne même pas me voir. Bon, être quantité négligeable, ça m’arrange plutôt, manque juste un cognac et un cigare, j’ai déjà le cuir qui s’endurcit.

 

Et oui, je cherche à quitter la banlieue parisienne, en une pas très originale recherche d'un autre confort de vie. Le grand va bientôt entrer dans l’adolescence, il faut que l’on se sauve avant qu’il n'arrive dans cet âge particulier. Charge à Joseph de trouver un emploi pour pouvoir faire jouer après, le rapprochement de conjoint de Madame. C’est le troisième entretien, sur quatre candidatures, heureux temps que les moins de quarante ans ne connaîtront pas. Animateur territorial, ou cadre d’animation, en Région (…), ce n’est pas courant, en fait ça n’existe pas, je suis contraint de chercher un boulot hors-champ de mes sentiers connus. Pas évident. J’ai échoué en finale au Conseil Régional sur un poste juridicoadministratif chiant et triste à crever, après une batterie de tests psychotruqués, trois entretiens successifs et tout ça pour une paie putative minable, j’en étais presque content de le rater, et sans le savoir, j’évitais Ségolène qui arriverait bientôt, ouf, j’ai eu vraiment très chaud, rétrospectivement. L’autre, je n’y suis même pas allé tellement je jugeais mes chances faiblardes vu mon CV de gauchiste, pour tout dire la ville de Raffarin, c’était trop comme contrainte. Un don divinatoire inconscient peut-être.

 

Bon, une autre dame vient me chercher : la dir’com ! Elle me fait entrer dans un bureau exigu ou un jury semble s’être encastré en embuscade pour m’attendre : trois maires adjoints (dont un futur maire mais à l’époque rien ne l‘annonce), et la DRH. Étonnant dans une si grande ville qu’ils n’aient que ça à faire, le poste est à enjeux m'interroge-je, mais j’ai révisé mon bréviaire du Parti socialiste, je me doute des mots qu’il me faut prononcer et ceux que je dois éviter, faire miroiter une sympathie politique subliminale sans m'engager, montrer que je sais garder ma langue et être fidèle jusqu’à la mort ou presque à mon futur employeur. L’insincérité relative n’est pour une fois pas du côté des politiques mais bien du mien, mes contorsions ne se voient pas trop ou alors, ils sont fatigués (faut vraiment que je sois pressé de quitter la capitale, le prix de mes petites lâchetés ne me fait même pas honte). J’ai la tchatche -l’animation est une bonne école-, je sais ce qu’est une demande sociale et le lien des usagers avec une mairie -l’animation est une bonne école-, j’écris bien, ils me le confirment. Bon ça se termine, je n’ai pas d’opinion sur ma performance, je n’ai pas eu la sensation de les séduire, mais pas de feed-back négatif non plus. « On verra, quoi… » .

 

Et j’ai vu. Deux jours plus tard, la dir’com m’appelle au boulot pour me confirmer que j’ai décroché le taf, je l’accepte, mi-figue mi-raison, toujours partagé. Mais la Plouquie allait me voir arriver, youpie, quoi ! J’allais être payé pour écrire, pas des choses que je pensais mais, me mettre dans la peau du grand homme serait une expérience plutôt instructive. Une chanson me revient, de loin, derrière. Embauché en juin, au boulot début octobre. La Plouquie patientera, en fait, Madame n’avait pas eu le rapprochement et ne l’aurait pas tout de suite. Je dégote un hôtel pas trop cher près de la gare à un quart d’heure de mon futur bureau. Mon week-end serait banlieusard et ma semaine provinciale, j’ignore alors que cela va durer une année.

 

Premier jour, bonjour… la dir’com m’avait oublié à cause de la journée sans voiture organisée le même jour, je me retrouve à faire le planton à l’entrée de la grande rue commerçante avec des gars des services techniques. Je n’en dis pas trop, en plus ils sont syndiqués CFDT (joke !) et eux non plus ne sont pas très bavards, je perçois peu à peu qu’ils ne font pas de différence entre le cabinet du maire et le service com’, ils me traitent donc gentiment en commissaire politique. Je me marre, s’ils savaient, mais en toute intériorité.

 

Le lendemain, je découvre mon bureau et mes deux colocataires de chagrin. L’un est sur le départ, pour le privé, l’autre encartée PS, fonctionnaire, tous les deux d'un amical commerce, c’est déjà ça. Ce bureau est miteux mais avec 4 mètres de plafond, huisseries du 19ème, moulures partout, entre la salle de réception et la salle du Conseil municipal, me voilà symboliquement sous les ors -décatis- du pouvoir local.

 

Je découvre que je suis spécifiquement chargé du courrier aux associations et aux sollicitations extérieures, citoyens ou corps constitués. Pas de discours c’est pour les gens du cabinet, pas d’éditos ou d’articles c’est pour la com, ça m’arrange plutôt vu la très faible part rosée de mes convictions intimes. Les collègues sont compréhensifs et me laissent débuter par du tout-venant, sans réel contenu politique, des demandes d’aide personnelles en tout genre à monsieur le Maire aux constats de carences de l’action des services municipaux, deux domaines qui constituent la plus grande partie des écrits, oui, la France de l’égalité est l’éternel pays du passe-droit, du piston et de la dénonciation. Si le courrier est réparti par le dir'cab, il n'a pas de suivi ni de mémo, il n’est pas rare que l’on se redistribue les lettres entre nous, selon notre feeling ( hé, hé...) . Chef de cabinet qui disparaîtra rapidement, ce qui donnera lieu à une jolie passe d’armes pour sa succession entre tous les jeunes loups ambitieux restants, une louve  emportera la mise, puisqu’en plus d’être jolie, elle a les canines aussi acérées que son ambition glaçante.

Le temps passe un peu, je m’aperçois alors que mon poste n'existe juste par la défiance paranoïde du personnel politique local et des hauts cadres municipaux envers l’efficacité de l’administration municipale et aussi, mais je le comprendrai plus tard, d'une simple concurrence entre le cabinet et le service communication, de sa chef, qui a obtenu probablement en compensation la création de nos trois postes territoriaux pour sa défaite dans une énième compétition antérieure à l'accession à la direction du cabinet, oui,  l'argent public devait couler à flots en ces temps déjà anciens

 

Lorsque j’instruis chaque réponse, dans mes conversations téléphoniques ou mes entretiens avec les services, je vois bien que je suis perçu comme la police du maire. Bon, un peu d’humour et de tact, de discrétion et d’élégance diplomatique avec les uns et les autres, me feront passer doucement du statut d’ennemi à celui du mec qui a un boulot pas facile mais qui n’est qu’un collègue, au fond. Souvent je reprends mot pour mot ce qui m’est dit, le patron en ce cas, m’adresse un regard d’aigle, style « t’as intérêt à ce que ça fonctionne sinon couic … » mais il me corrige peu et sanctionne mes lettres par sa signature, sans dire grand-chose, ou un «  tu te débrouilles bien » quand je le vois.

En fait, nous le rencontrons rarement, Monsieur le Maire, la plupart du temps nos courriers nous reviennent signés et plus rarement encore raturés avec un petit rappel de ses -fortes et autoritaires- convictions en carton ou alors, un nom à contacter, écrit dans la marge pour compléter notre argumentation.

Le grand moment est un contact téléphonique direct du Maire, plus ou moins hebdomadaire avec quelques-uns des administrés qui lui ont écrit. Une grande idée du patron qui l’avait fait graver dans ses promesses électorales. Les gens de peu sont très surpris -et flattés- d’avoir Dieu en ligne, on entend distinctement le prochain bulletin de vote tomber dans l’escarcelle du Maire quand cela se passe bien, et à contrario son envol, quand c’est agité. Le ton des lettres correspond souvent au ton des conversations, les agressifs le restent, les synthétiques font court, les auteurs de lettres de 4 pages se perdent en digressions interminables (mais moins drôles que celles du Chellous ). Même s'il ne m'est pas vraiment sympathique, il est plutôt marrant à regarder cet animal politique, agir et réagir, sa mémoire phénoménale et une intelligence tactique redoutable l’aident à donner l’illusion de la proximité à son interlocuteur (« Ah, oui la maison pour tous du quartier X, belle fête l’année dernière, hein ! », ou « Vous n’êtes pas le voisin du père de Jérémy, notre champion de tennis de table ? Si ? Je me souviens très bien de vous… etc ». De l’autre côté du bureau, la prise de notes se fait à l’arrache, faut mémoriser tout (car une lettre suivra) et concrétiser les engagements du Maire, ou faire respecter le programme annoncé par les personnes évoquées par son altesse…. Il donne notre nom, nous envoie chez les gens, à l’aventure, on fait ce qu’on peut, mais aussi un peu ce qu'on veut d'ailleurs, des fois c’est bien, on a l’apéro, ou bien on rencontre des gens rigolos, mais souvent, c’est au ras des pâquerettes, et désolant de petitesse. Je contacte le CCAS pour les cas de misère, un dirigeant « ami » du maire d’une quelconque entreprise ou association pour un boulot ou un service, et ça marche souvent, en plus. Voir fonctionner le réseau d'un baron local est étonnant, nul besoin d’adhésion politique, l'évoquer suffit à déclencher l’action de personnes qui vous enverraient sans doute paître si vous ne prononciez pas le mot magique « je vous appelle de la part du Maire, il est très sensible à la situation de monsieur X et il est certain que vous pourriez … ».

 

La proximité politicienne dans toute l'artificialité du réseau utile à l'exercice du pouvoir, oui, ce qui n'empêche pas mon obligation d'avoir des résultats, je sens bien que les inefficaces sont liquidés sans fioritures (les placards municipaux sont déjà plein de cadavres, d'après ce que me racontent les corbeaux de radio-couloir). Seuls les protégés par leur carte du parti, ou par une allégeance, marquée, amicale ou familiale, à la tendance à l’œuvre ici ne risquent rien, aussi nuls et nuisibles soient-ils à leur propre camp, cela tant que leur bêtise ne finit pas dans le journal local. Dans le cas contraire, ils rejoignent aussi la fosse commune des perdants . Jour après jour, le panier de crabes dans lequel j'ai mis ma plume se découvre dans toute sa cruauté cynique, je suis là pour servir la notoriété et le camp du Maire, mon statut ne me protégera pas.

 

Mes week-ends parisiens m'évitent de participer à la vie locale, ainsi ma situation entre-deux, me permet de rester en dilettante, je n'ai pas à donner de gages au système local. J'arrive le lundi matin par le TGV, repart le vendredi à 17h. Je ne traîne pas trop le soir non plus, de plus la fatigue agit directement sur ma production de scribouillard, sans pour autant tomber dans l’ascétisme, ces prises de distance m'évitent probablement d'être tenté, ou absorbé par l'hyperactivité du microcosme local, dans le piège de la fausse fraternité en toc propre à toutes les cours royales ou militantes, même provinciales. Je vois beaucoup de choses que je ne devrais pas, on sait tous que l'arrière cuisine des politiques quels qu'ils soient n'est pas un modèle de propreté mais elle ne cesse de surprendre malgré tout, quand on la croise et recroise au quotidien, reproduite à tous les niveaux, j'en ai la triste confirmation, après la banlieue rouge, le rose régional pique aussi, velu tout pareil. Mon parcours et mon milieu me permettent sans doute de décoder et de comprendre des choses non dites, mais juste une toute petite partie de l'iceberg, tel le profileur devant le psychopathe, j'y navigue à vue, d'une prudence de hyène.

 

Vous n'aurez pas de détails, de faits, de chiffres, de noms, ou de révélations du chevalier blanc que je ne suis pas devenu en m'abonnant à Médiapart (Edwy...je plaisante, t'énerves pas ) ; être le lanceur d'alerte vintage de la fin du siècle passé ou le collaborateur repenti du socialisme corrompu et soumis au libéralisme, très peu pour moi. Cette parenthèse n'aura  d'ailleurs que trop  duré, un peu moins de deux ans.

 

Allez, je vous raconte la fin. Le troisième collègue fut remplacé par un parisien, comme moi, natif d'ici qui voulait retrouver ses racines à tout prix. Il n'avait pas d'expérience politique, ni de goût pour cela. Il fut d'entrée, tétanisé par sa mission et terrorisé par le Maire, mais aussi par les squales tournant autour, même les petits poissons pilotes il les fuyait. Nous lui proposâmes bien un coup de main, il céda quelques courriers en retards, de mauvaise grâce, coincé dans son mutisme, il nous assimilait sans doute aux autres, pas moyen de soulever le chapeau de l’huître qu'il était devenu, pas fin ni clair, juste effaré. De fait, il fut exfiltré au bout de quelques mois, nous laissant découvrir un tas de courriers non traités. Personne s'en était inquiété, ni en interne, ni en externe, ce qui en disait long sur notre réelle utilité, même politicienne, les habitants fatalistes devaient se dire, « quel bordel c'te mairie, même pas capable de renvoyer un accusé réception à mon courrier !». Le maire a peut-être perdu un paquet des voix sur ce coup , mais peu importe, il sera sorti lui aussi du jeu un peu plus tard.... Son hyperpuissance n'était qu'un château de cartes, quand on perd des atouts ou lorsque l'on en abuse, on tombe, des fois, car c'est loin d'être une science exacte et le plus souvent injuste.

 

Bon, le collègue parti, je commençais à me dire qu'il fallait que j'envisage de rebondir, ça craignait grave. Mais Le coup est venu tout seul. Un jour, une lettre de la plus grosse association de la ville échoit dans ma bannette, politique, critique, et demandant des réponses. Je m'y attelle sans poser de questions, l'habitude sans doute, je fais ma tournée, services, élus et assoc. Ça secoue, mais j'arrive à produire un courrier de deux pages, le plus long que je n'ai jamais pondu, dans ce que j'écris je reprends la rhétorique du Maire en y mettant beaucoup de vaseline, rabâchée tant de fois et sur tous les fronts, je ne pense pas une seule phrase de cette lettre, le nègre parfait. Esclave ! Souffle et s'essouffle ma bonne conscience. Ma lettre revient avec quelques ratures et non signée, mais avec une mention « très bien ». Bien au delà de l'infantilisation de la situation dont je me contrefous, je modifie selon la volonté du patron, que faire d'autre ?

 

Très peu de temps après, je suis convoqué formellement par la dir'cab, pour la première fois. Je me demande quelle connerie m'attend, je ne suis pas déçu, et tout à trac, elle me propose un poste de chargé de mission au cabinet. Que je refuse, trop vite et maladroitement sans doute, en précisant que je ne suis pas proche de ses idées (à supposer qu'elle en ait) ni de celles du maire pour pouvoir prétendre être en phase et en phrases avec cette mission. Les choses n'ont ensuite pas traîné, j' ai été affecté dès mon retour de congés sur un poste technique proche de mes anciennes expériences, poste qui venait tout juste d'être créé et pour lequel j'étais le seul candidat. Le cabinet avait tout verrouillé, mais la mission était intéressante, je l'ai mené à son terme pour le plus grand profit de la municipalité (bruit de caisses enregistreuses en fond sonore). Puis quelques années après, le boulot terminé, je quittais cette ville sans remords, ni regrets. Mes convictions, cela n'était plus l'important, après ce long moment d'égarement, j'avais enfin trouvé un boulot en Plouquie, je pouvais tenter de retrouver un peu de moi-même dans mes pratiques professionnelles.

 

image : Pawel Kuxzynsky



03/12/2017
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