Les billets de Joseph

Les billets de Joseph

Dans la forêt

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C'est Noël. Le monde s'est arrêté, il n'y a plus d'électricité, ni d'essence, plus d' internet ou de téléphone, tous les biens de consommation sont indisponibles. Une catastrophe est en cours mais indéterminée, elle a progressivement coupé du monde deux jeunes sœurs au sortir de l'adolescence qui vivent seules dans la maison familiale, isolées de tout, en pleine forêt, à des dizaines de kilomètres d'une petite ville qui crève doucement, où la mort fauche patiemment ses derniers habitants, sans médicaments, ni ressources vitales. Nell et Eva ont perdu leur père il y a quelques mois dans un stupide accident de tronçonneuse, le cancer a emporté la maman, l'année d'avant, grosse ambiance, donc.

Nell l'intellectuelle, nous raconte son histoire au présent, avec quelques flashbacks qui s’atténuent au fur et à mesure qu'elle évolue.

 

Le néant rôde, un suspense psychologique latent est habilement distillé. Les deux filles vivent sur les stocks de bois du Papa et les conserves des années antérieures, du jardin laissé à l'abandon. Seule l'énergie de leur jeunesse les fait avancer, l'une lit et relit les livres de la maison, en particulier une encyclopédie qui lui sera d'un grand renfort, l'autre danse sans musique au rythme d'un vieux métronome. Le temps passe, le huis clos en pleine nature est une lutte, avec de la colère et des frustrations, mais des joies aussi. La désolation plane, pourtant, la vie est là, poétique, émotive, qui apparait au coin d'une page, toujours cachée dans de brefs instants, dans de petits objets ou des bouts de mémoire qui rappellent la vie, la vraie innervant leurs corps et leurs esprits, mais  aussi la vie d'avant le cataclysme, bien sur, la sécurité des parents, leurs failles aussi, de cette autarcie qu'ils s'étaient choisie, plus douce que celle d'aujourd'hui. Il n'y avait pas d'école pour les filles, elles travaillaient à la maison, Harvard se profilait pour Nell, l'étoile des danseuses pour Eva, et aussi de l'affection, diffuse et peu démonstrative, ou plutôt une attention sincère et libertaire un peu rude. « Ta vie t'appartient ! » répétait la mère.

 

La forêt est là, les isole mais les protège . Elles n'y vont pas, plus, depuis qu'elles ont quitté l'enfance, par crainte de la faune, des allergies ou du risque. Les deux sœurs sont bloquées là en son plein milieu, comme sur une sorte d'île, dans une routine de survivantes, rythmée par la lumière du jour et les rites du quotidien. Ailleurs est sans doute dangereux, la maison procure une ambiguë sûreté précaire, pas vraiment confortable, sans futur.

 

Les stocks s'épuisent, les tensions augmentent, l'une est cigale, l'autre plutôt fourmi. L'histoire va basculer. L'arrivée d'un ancien flirt de Nell va précipiter le changement, le gars vient la chercher pour fuir, car il croit que la civilisation est en train de renaître quelque part. Nul n'en sait rien, même lui, mais Nell se décide à partir avec... puis renonce finalement à quitter sa sœur. Peu après, un autre homme viendra, avec sa violence, et repartira, scellant sans le savoir le sort des deux sœurs vers la découverte d'un monde nouveau, renaissant plutôt. La peur comme aiguillon, de l'homme ou de la mort, on ne sait trop.

 

Elles vont se tourner vers la nature puis vers la forêt, insensiblement, non sans efforts ou expérimentations initiatiques et botanistes. Elles font la paix, s'aiment plus que jamais, mieux que toujours, incestueuses même. L'art et leur éducation libertaire leur ont permis de s'affranchir du deuil, maintenant elles vont s'émanciper d'un monde à l'agonie, la forêt aurait pu les dévorer, elle attendait juste qu'elles soient prêtes, pour les nourrir, les loger, et leur donner un envisageable présent, presque un avenir. D'ailleurs ça se termine à Noël.

 

Je ne vais pas en raconter plus. L'écriture de Jean Hegland est sensible, subtile. On y est bien, dans son livre, le sujet ne s'y prête pourtant guère, mais la sensualité vous surprend au creux d'une page, comme le plaisir de lire et danser au milieu de l'enfer. J'y serais bien resté un peu plus longtemps, elle aurait pu tirer ses 600 pages, au lieu de s’arrêter à 300.

 

Au début, lorsque l'on m'en a parlé, je me suis dit, aïe, le best-seller branchouille que voilà. Encore une énième bluette naturaliste et décroissante, ou pire, un livre de filles (oui, je ne trouve pas d'autres mots, pardon aux ligues féministes ou écologistes, je me fouetterai ce soir, promis). Bien sûr, qu'il y a un peu de tout cela, mais surtout plus que cela, le tamis est fin, c'est très bien fait et scénarisé sans gros sabots, ça touche là ou c'est sensible, sans être douloureux, sans que l'on s'y attende.

 

Singulière construction littéraire survivaliste qui vous gratte l'humanité, au propre comme au figuré. Un doux brûlot contre la société de consommation et ses conditionnements collectifs, comme une alternative contrainte au capitalisme dévoreur de planète. Une symbolique âpre parsème ce bouquin, du lourd parfois, ainsi les parents meurent avec l'ancien monde et sa violence pour que les jeunes puissent y construire le leur, dur mais possible, ou est-ce un simple cycle de vie émancipateur, probablement les deux, il n'y a pas de choix à faire. Puis du plus léger, comme la dernière sortie en ville avec le père, il achète à prix d'or au dernier commerce ouvert, des sacs de farine déchirés, du sucre solidifié, tous les produits que d'autres avant lui n'ont pas voulu, même désemparés, car ne correspondant plus à leur norme de consommateurs, ou encore au moment charnière du récit, la buanderie de la maison s'effondre avec tous ces foutus appareils électroménagers devenus inutiles...

 

J'ai pensé un peu à « Into the wild », qui finit mal en ermitage robinsonnier volontaire. Il y a eu aussi un film éponyme tiré du roman de Jean Hegland, la bande annonce pique un peu, je n'irai pas voir une catastrophe de film....

Peut être est-ce l'air du temps qui m'a accroché à ce livre, finalement, au delà du talent de plume. Comme un refuge à la vacuité de notre campagne électorale et ses médiavangélistes avides, ou un pas de coté face à l’Amérique de Trump, qui croit que la terre est plate et que l'homme est né avec Dieu.

Si vous avez quelques heures à perdre à regarder, effaré, le spectacle mondial ambiant, autant les gagner à lire un bon livre.



22/03/2017
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