Les billets de Joseph

Les billets de Joseph

Demain

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La nuit est tombée. Il est assis dans la banquette, regarde la télé éteinte sans la voir. Son esprit est ailleurs, il est déjà à demain. S'il le pouvait, il irait chercher dans ses neurones ce petit stress qui commence à monter. Il te le supprimerait d'un clic, te le mettrait à la corbeille, te le liquiderait d'un index définitif, sans remords, ni regrets.

 

Mais ce n'est pas comme ça que cela marche, ici-bas. ll y pense, donc, sans pour autant s'y consacrer, il essaie de le semer. Le roman commencé en fin d'après-midi ne l'a pas distrait de cette petite rengaine souterraine. Dès qu'il s'est aperçu qu'il avait lu les premières pages sans les mémoriser, il a laissé choir les 400 autres d'écrits-petits sur le tapis. « Eh merde ! » a retenti dans la maison vide. Le silence d'après le plonge dans l'inconfortable.

 

D'un réflexe pavlovien, il regarde son portable, sa messagerie lui indique des appels de personnes pas du tout adaptées à la situation du moment. Il zappe, se retrouve avec son doigt glissant et farfouillant dans ses MP3, fait semblant de chercher « un truc qui balance.. ah ? ... non, pas ça.... avec des cuivres ? Oui... ouah, si je mets ça autant me mettre une balle. ...allez ! Quoi ! ....un chant souriant, oui, c'est ça qu'y m'faut...avec des paroles pas trop prise de tête...Arf.....mais c'est quoi ? ces musiques !  Oh, non, pas celle-là....ou alors une rythmique bien binaire....Pff....y a rien...Rin de rin !.... Qu'est-ce que j'écoute comme daubes, alors...... du classique... oh non.... J'vais penser à elle....trop....pas le moment....encore pire ... ». Frustré, il se débarrasse de son portable éteint dans les coussins, l'enfouit bien profond pour ne plus le voir, l'oublier même.

 

L'autre petite musique lancinante profite de ce moment pour revenir. Il fait le bravache, ne veut décidément pas l'écouter, revêche. Il fourre son nez dans le bar, se sert un scotch. Hop , cul sec ! La descente brutale du liquide ambré passe un peu de travers, une partie filant à l'arraché vers ses poumons. La toux le prend, violente, incontrôlable, augmentée par la force du pur malt. ll en pulvérise une bonne partie sur lui, pouffant dans son verre vide, le nez dégoulinant, il finit par se marrer tout seul entre deux hoquets, cherchant quand même à retrouver une respiration normale et ses mouchoirs en papier. Pas ce soir qu'il se prendra la murge du siècle se dit-il en achevant de retrouver la maîtrise des choses et une relative propreté, « Surtout que demain ... » ajoute une petite voix intérieure.

 

Comme pour y échapper, il se lève, dans sa cuisine, ouvre quelques placards, puis le frigo, un reste de moussaka de la veille lui fait un clin d’œil de sa couleur indéfinissable. Ça le tente, surtout qu'elle était délicieuse, au dire de ses joyeux convives. Les traces de cette légèreté passée lui remettent une couche de blues, il reste comme ça un bon moment, la main stupidement appuyée sur la porte du frigo ouvert, les yeux perdus, demain, oui, c'est bien demain qui a la main, ce soir.  

D'un geste agacé, il prend le plat, le colle dans le four, bidouille un réglage. Un petit quart d'heure et ça sera bon ! Le spleen est aux aguets, pour l'éviter, il essaye de le tromper en enchainant des gestes quotidiennement répétés : mettre la table, lentement, le pain, l'eau, puis le dessous de plat, les couverts, le verre, et même une serviette, il fait exprès de les prendre un à un, multipliant les allers et retours à la table, en vrai bois d'arbre. Il s'encourage « Tu gagnes du temps, hein ! », il n'y songeait plus grâce à ce grossier subterfuge, mais de se le dire lui démontre qu'il ne pense qu'à ça, décidément. Le minuteur rompt l'amorce désespérante, un poing levé et un grand « Yesss ! » lui évitent la rechute mentale. Attablé, il sent la présence honnie revenir par effraction, polluer son crâne, il attaque donc, franco, à la fourchette, les aubergines lui servent d'alibi pour fuir encore un peu. Le répit est de courte durée puisque l'assiette est déjà vide. Le camembert ne le sauvera pas, il a bel et bien déjà fini de manger. Une angoisse diffuse le reprend.

 

Il attrape un hebdomadaire trainant sur la table, le programme télé est un dessert froid, ou plutôt du réchauffé avec de la niaiserie en barres autour. Il jette le tout pour éloigner la tentation de l'oubli facile du Tranxène National Téléguidé. Errant dans le bureau, le vieux stock de dvd le détourne de son premier élan vers l'ordinateur, incertain, il danse d'une jambe sur l'autre un court instant, ne sachant pas pour quelle issue de secours opter, l'esprit toujours encombré, il se choisit finalement un film... burlesque, comme une feinte pour tromper son visiteur du soir.

Toujours la même tactique pour s'installer, découpler les gestes, ralentir l'action pour l'éterniser, gagner du délai, oublier l'échéance, le dvd tourne, au bout de trois quarts d'heure, il n'a pas actionné un seul de ses zygomatiques, le parfum du futur revient entraver son présent. Une aigreur nauséeuse lui agite imperceptiblement l'appareil digestif. Il choisit de l'ignorer en se concentrant sur le cataclop-cataclop des pitres anglais de ce film qu'il adore. Il se force à rire, vu qu'il le connaît par cœur mais est bien obligé de passer à autre chose. Une envie irrépressible l'emmène sur le trône prévu à cet usage. C'est un peu mou et odorant, « les stigmates de ton petit anxiomètre perso» maugrée-t-il dans sa barbe qu'il n'a pas. ll se vide donc, espérant que ce qui le tracasse partira avec, très loin, chassé dans les égouts, jusqu'à la mer de Chine.

 

Il en sort à peine soulagé, il range le film, puis va farfouiller dans la pharmacie, pour voir s'il ne peut pas se trouver un truc qui puisse le calmer, et chasser les images désagréables du lendemain qui se profilent inexorablement. Il se choisit en pratiquant praticien confirmé une pilule ni trop forte pour se réveiller sans traces chimiques, ni trop faible pour pouvoir éviter une de ces nuits qu'il connaît par cœur : bouffées de chaleur, demi sommeil agité, haché par les rappels à l'ordre de son subconscient, réveil crispé, perclus de courbatures, et après cela une bonne heure ou deux à attendre le bip-bip insupportable du réveil. Il gobe son cachet avec un peu d'eau et court presque se recroqueviller sous la couette en position fœtale, se faisant le plus petit possible pour échapper à l'inexorable échéance, en son nid rien que pour lui, un temps à l'abri de la société des hommes souffrants de ces règles intangibles.

 

Le lendemain, ce sera comme d'habitude. Il devra quand même aller pointer et participer à la comédie du travail.

 

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03/06/2016
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