Les billets de Joseph

Les billets de Joseph

Soirée « années 80 »

Ferdinand pousse le dernier flight-case sur le hayon du 20 mètres-cubes. Antoine le réceptionne et actionne le gros bouton vert de la télécommande, cela le fait monter avec, puis il cale l’ultime caisse avec le reste du matériel déjà chargé. Il sangle ce qui pourrait bouger durant le trajet, et referme l’arrière du petit 3,5 tonnes.  Ferdinand monte au volant de l’Iveco, le démarre et  sort de l’entrepôt, pendant qu’Antoine ferme le gigantesque rideau de fer,  éteint les lumières, met l’alarme. Une fois les deux dans l’habitacle, ils partent en direction l’Essonne, vers l’un des premiers complexe nautique et ludique ouvert dans le pays.

Ferdinand, salarié d’une petite entreprise d’événementiel, a appelé son pote pour cette prestation pas comme d’habitude. Ce samedi de fin d’été, pas de montage difficile de structures, pas de multiples camions à décharger, pas d’ingénieur son ou lumière exigeant, pas de régisseur sur le dos, ni de fausses et vraies stars capricieuses ou rigolotes à supporter. « Cette nuit, c’est disco 2000» sourit-il. Antoine est pigiste, au black bien sûr, il a comme d’habitude, signé un contrat vierge de toute heure la veille au secrétariat, avec le sourire du patron. En cas d’accident, il sera ainsi déclaré à postériori.  500 francs pour une nuit, il en a besoin, Antoine, ce n’est pas avec son militantisme populaire dans les cités des banlieues rouges et ses vacations minables d’animateur payées des queues de cerise par des municipalités dites de gauche ou les associations citoyennes du même terreau, qu’il peut payer son loyer et sa bouffe,  il s’en fout donc des moralistes. Avec cette combine, en trois week-ends, il augmente un peu ses revenus. Ce qui ne fait pas de lui, Crésus.

 

Puis c’est sympa, le milieu, les roads sont des gens comme lui, un peu ou beaucoup à la marge, entre noir et cuir, côtoyant en satellites improbables, la planète du pognon et du show-biz, via les boites de production et leurs prestataires. Quelques salariés, des dizaines de précaires, non déclarés ou intermittents, les deux parfois… mais bien payés. Quoique,  s’ils comptaient le temps passé, cela paraitrait moins mirobolant.  500 francs, une nuit, cela parait énorme mais sur un jour en continu ou plus, c’est un peu l’entube, le fameux gagnant-gagnant libéral, du droit ou du fric, oui, faut pas trop réfléchir longtemps, surtout quand il sait combien c’est vendu au client, le 100% de marge serait-il quelquefois au rendez-vous.

C’est pour tout cela que ce soir-là, c’est spécial. Une soirée étudiante dans cette piscine ludique. Quelques gamelles d’éclairage, deux kilowatts de son, des boules à facettes et 2-3 effets, au-dessus de la piste de danse, « En deux heures, c’est monté » lui avait vendu Ferdinand, « on va bosser  en bermuda, tongs et tee-shirt , et après,  baignade dans la piscine à vagues, repas au resto panoramique au-dessus du bassin, puis on s’amuse jusqu’au petit matin, on démonte et dimanche, 11heures, t’es au lit ! »

Arrivés à 18H30, ils passent par l’entrée de service, le camion parvient  en marche arrière à 15 mètres à peine du lieu de montage, un rêve de ripeur. Sous ce ciel bleu sans nuages, Antoine repense à toutes ces prestations ou il a galéré de longues heures sur des centaines de mètres en poussant des caisses énormes comme à la Défense ou Polytechnique, et le contraire, dans les hôtels de luxe parisiens par l’entrée des esclaves avec des couloirs étroits. La vue d’un prolétaire ne doit pas déranger ces messieurs-dames, comme au Georges V, pour sa première fois, pour un défilé de mode, il s’était fait topé -exprès- en jean crade et des câbles dans chaque main, par un larbin très classe, sous les ors du hall d’entrée.  Les coulisses du spectacle sont un calque exact de la société.

Ils doivent patienter un peu, laisser les derniers baigneurs partir. Ils zonent en regardant  sortir les familles de « pimpins »- comme dit Ferdinand- rougies par cette journée à la plage artificielle, quelques enfants couinant de ci de là,  épuisés par le rythme des glissades, des plongeons, et des bains à répétition. Tous avec une glace dans la main ou presque. Le parking se vide, le directeur vient les saluer, donne quelques consignes et répond aux demandes techniques de Ferdinand. Un mauvais branchement gâcherait un peu la fête, oui.

 

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Ferdinand et Antoine, en tenue de plagistes mais gantés, déchargent leur matériel, et installent tout comme prévu. Le plus fastidieux est de dissimuler les câbles et les fixer correctement dans ce milieu humide, et éviter l’eau à tout prix. Antoine affairé, passe près des Jacuzzis, cela lui fait envie, il découvre la haute tour aux deux toboggans bleus zigzagants  sous la voute métallique de l’énorme structure. Lorsqu’il installe l’éclairage de l’allée, il aperçoit avec un petit sourire les bassins extérieurs, avec leurs  jets d’eau multiples et encore des toboggans. «On aurait dû inviter les copines »se dit-il, tout en sachant qu’il est impossible -ou presque- d’enfreindre la règle d’airain, comme pour les « passes back stage» des concerts de rock, les places doivent  rester rares pour rester chères, sacraliser les coulisses, faire désirer d’être avec  les VIP , « les richoux ou les idoles » se dit Antoine, en isolant d’un généreux bout de scotch tissé le dernier branchement de l’installation.

 

Le disc-Jockey n’étant pas encore arrivé, Ferdinand teste le son,  les Ramones irradient la piscine, un maitre-nageur affolé vient faire cesser ce bruit insupportable. Farceur, Ferdinand envoie « la symphonie du nouveau monde ». Une nouvelle intervention du bronzé en maillot de bain y met fin rapidement,  un « Art of noise »  plus adapté au contexte fera la paix, mais en sourdine. Quelques réglages de « potars » et le DJ arrive, beau comme un ange. Ils se connaissent. Antoine revient avec trois mousses. Ils discutent entre collègues, il leur parle des dernières nouveautés du dancefloor. Ils le chambrent gentiment lorsqu’il leur cause du nouveau  Mickael Jackson, eux préfèrent Prince, le Dj les traite de ringards en leur mettant Bad,  qui trouble un peu leur âme de rockers. Antoine lui répète les commandes des effets et lumières. Puis ils montent tous les trois au restaurant, manger l’habituelle entrecôte- frites- salade des soirées, lors des concerts, c’est taboulé-viande froide, ils y gagnent. Un petit rouge remplaçant la Kro, ils n’oseront donc pas se plaindre.

 

Après  le café, le gars d’astreinte déclenche la piscine à vagues, juste pour eux, le DJ s’abstient prétextant sa préparation de soirée et se réfugie derrière ses platines. Trois minutes de « vagues » vagues sur cette plage carrelée qui feraient marrer n’importe quel marin, Antoine conclue la séance  d’un « Cela vaut Biarritz ! », d’un remerciement moqueur à l’adresse du gars, qui lui répond d’un clin d’œil et d’un discret bras d’honneur.

Le Dj fait son check-up sur la rengaine à la mode « Joe le Taxi », quelques réglages de lumières et de changement de couleur, des ampoules défaillantes et le fusible de la machine à fumée à changer, cela  les occupent doucement. Le soleil se couche enfin sur les quatre bus d’étudiants de la réputée  école de commerce parisienne se garant sur le parking. Ferdinand et Antoine les regardent de loin, s’installer, un brin moqueurs, certains ont des pansements, les uns  des traces de farine ou de mercurochrome,  et  les autres, des têtes de condamnés ou de persécutés, « la journée d’intégration  classique, quoi, humiliation, sadisme et domination soit-disant pour rigoler, mais ils se vengeront l’année prochaine sur les nouveaux, puis quand ils seront managers, ils se perfectionneront jusqu’à la retraite avec leurs sous-fifres» grince Ferdinand.

 

Il voit arriver le Président du bureau des étudiants, qui souhaite profiter du micro sans fil pour faire une annonce. A peine lui a-t- il passé l’objet qu’une bande de furieux déboule, s’empare du jeune  et le jette à l’eau en riant. Ferdinand, placide, hausse les épaules et  se contente de préparer le deuxième micro de rechange,  puis de se pencher au-dessus du bassin pour repêcher le zozo, et surtout récupérer le micro chloré, pour l’ouvrir et le faire sécher.

Un défilé de mode est donc annoncé par le chef étudiant, avec los lobos et leur « bamba » entêtante. Antoine va se poster derrière sa poursuite et suit scrupuleusement les candidats avec une certaine lassitude, les travestis succèdent aux cow-boys, ou aux super héros… Tout à coup le rond de lumière tremble, Antoine éclaire avec stupeur un jeune branleur habillé par un tee-shirt à lui, son Mano Negra dédicacé dans le dos par Manu Chao, qu’il avait laissé trainer près du DJ, un soupçon de colère l’envahit mais le quitte aussitôt, car l’étudiant l’enlève en un strip-tease grossier et le jette à l’eau, comme le reste. Antoine ira récupérer son bout de tissu juste après. La soirée commençait donc, la fête aussi, ouverte au tout est permis, au transgressif, au régressif, le lourd comme le drôle.

 

La vodka aidant, Ferdinand et Antoine ne se rappelaient plus trop de tout vers 5h30, lorsque le DJ vint les réveiller pour leur dire que c’était fini dans un quart d’heure.  Devant un double café avec un guronzan pétillant à coté, ils essayaient de se remémorer ce qui c’était passé. Un vague souvenir d’avoir descendu un des  toboggans  géants en binôme et être passés entre les jambes d’un groupe d’agités qui le remontait en sens inverse, Annie Lennox assurait la rythmique. Un autre douloureux pour Antoine, d’une descente en chenille ou il s’était ramassé tout le groupe sur le râble dans le bassin d’arrivée,  pendant que Madonna chantait, il lui semblait. Il se souvenait même avoir été embrassé une jolie fille pas farouche à pleine bouche pendant l’« Etienne » de  Patti, ou d’avoir trinqué au champagne dans le Jacuzzi avec Ferdinand  et s’être arrosés avec, en fond sonore, « With or whitout you ».  Seule la musique ramenait  de flous souvenirs humides, brumeux et chauds.  Mais l’ordre des choses ne revint pas pour autant pour Antoine. Il avait des sortes de flashs d’images : les filles qui font du gringue au Dj pour qu’il passe Georges Michael, des ivrognes qui se disputent sur INXS  pour une raison inconnue, tous ces couples enlacés dehors sur la pelouse ou dans les bassins avec la nuit pour complice lorsqu’il était sorti fumer son joint, ou même encore avoir dansé, découpé par le stroboscope  sur « Jodie ». Le rangement débutait. Alors qu’il regardait le fond du bassin plein de bouteilles, de verres, de chaises en plastique et certainement de vomi dilué ou pire, il entendit Ferdinand pousser un cri de surprise. Il se précipita pour voir son pote, tranquille, rhabiller un jeune avec le nez couvert  de poudre blanche, le sortant du camion en  lui parlant doucement. Le démontage reprit, petitement, au milieu de quelques corps inanimés qui, lorsqu’on les réveillait, se transformaient en zombies  pour regagner le car que l’on entendait klaxonner furieusement. Un pauvre gars d’une couleur grenat était emporté par ses copains, il s’était endormi dans la cabine des UV, son taux d’alcoolémie l’anesthésiant sans doute suffisamment pour qu’il ne hurle pas. Antoine  enroulait les câbles, péniblement,  empilait consciencieusement le matériel dans les caisses. Ferdinand dut réfléchir un long moment pour retrouver des gestes qu’il effectuait d’habitude sans y penser pour débrancher les blocs de puissance et ne pas rester collé en triphasé à l’alimentation électrique. Une fois fini : Il cria tout seul dans le local technique « Buracho ! Vieux, pff !»

Poussifs, ils finirent par rassembler tout le matériel au cul du camion. Le cérémonial de l’inventaire et du rechargement commença, ils avaient laissé traîner plein des trucs, partout, Antoine fit au moins dix fois le tour du bâtiment avant d’être définitivement sûr  de n’avoir rien oublié. Ferdinand en refermant le haillon, demanda à Antoine de prendre le volant, il n’eut pas le choix  mais  ses yeux piquaient, sa tête bourdonnait, il était perclus de courbatures. A peine avaient-ils quitté l’Aqualand, accompagnés des dernières grosses berlines venues chercher les fils à papa trop défoncés pour ne pas rater le car, que Ferdinand se mit à ronfler. Au premier feu rouge, Antoine stoppa scrupuleusement malgré la tentation des rues désertes. Il fut réveillé une heure plus tard par un Ferdinand hilare, le moteur tournait toujours, il s’était gentiment affaissé puis endormi  sur le tableau de bord.  Ferdinand mit la radio, les frasques cyclistes et marseillaises du Nanard de ces années fric, entre Reagan et Thatcher, leur sautèrent désagréablement aux oreilles. Il appuya sur le bouton Off, sortit une K7, l’enquilla dans l’autoradio. « OTH, tu connais ? », il poussa le volume  à fond pour ne plus qu’ils s’endorment  jusqu’à l’entrepôt.

 

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Arrivés là-bas, Ferdinand mit de suite la sono de l’atelier, sur la voix de Suzanne Vega, très  fort quand même,  ils déchargèrent rapidement. Ferdinand s’occuperait de ranger le lendemain. Il ramena  Antoine  chez lui, sur sa kawa 900 R, ce qui fut assez rapide comme de coutume; en le déposant devant vers 15 heures, il demanda à Antoine « On a bien dû  se fendre la gueule, hein, mais je ne me rappelle plus de grand-chose, pas toi ?» Antoine paraphrasa Lou Reed en se marrant « Ceux qui se rappelleront encore des années 80, ne les auront donc pas vraiment vécues » Ferdinand rigola « Enfin, il ne nous en restera rien d’autre que tous ces tubes pénibles ! » Puis chacun, tapant dans la main de l’autre,  partit se coucher de son côté.

 

 

Fiction avec pas mal de morceaux de vrai dedans, dédicacée à Frantz  et au temps qui passe, vite, si vite, hélas.

 

 



03/06/2016
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