Les billets de Joseph

Les billets de Joseph

Coup de foudre dans le noir, Périgord

 

 

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Corinne était ressortie de la grotte un peu chamboulée, elle avait beaucoup de mal à se dire qu'elle venait de ressentir une émotion véritable.

 

Cela avait pourtant commencé difficilement, elle savait que Combarelles ne s'ouvrait qu'à trente-cinq visites par jour, limite nécessaire à la protection des gravures, c'est bien pour cela qu'elle l'avait choisie. Elle était venue tôt avec son mari, pour prendre sa place mais s'était cassé le nez sur sa grille fermée. Le monsieur de la petite maison adossée au rocher contiguë à l'entrée, lui avait indiqué que les billets d'entrée étaient en vente au guichet d'une autre grotte, à deux kilomètres de là. Ils reprirent la voiture, en arrivant, elle regarda avec inquiétude, vu le faible nombre de places, la queue se formant déjà devant la cabane décrépie de la grotte du Front de Gaume. Elle se gara, prit sa place dans la file à contrecœur. Ce début mai, ils l'avaient soigneusement choisi pour ces quelques jours en Dordogne. Elle exécrait les aspects les plus pénibles du tourisme de masse : la foule, l'attente, le troupeau moutonnier bruyant et connecté, son consumérisme, certains oubliant même de lever le nez de leur portable ou les yeux sur leurs tablettes, pour contempler tranquillement ce pour quoi ils avaient acquitté un droit d'entrée. Combarelles avait donc été dans leurs premiers choix.

 

Une petite dizaine de personnes à passer, puis elle aurait la confirmation que ce serait pour aujourd'hui. Elle repensait, pour patienter à la visite du site troglodyte de la veille. Il s'agissait alors, plutôt du moyen-âge, le jeune guide, entre ludique et stand-up, avait rendu la visite agréable, voire carrément sympathique, valorisant par ses blagues et son sourire ce qu'il y avait à voir, découvrir ou comprendre, selon le niveau de la quarantaine de touristes. Pour les nombreux britanniques présents, Corinne s'était un court instant demandé s'ils saisissaient son second degré, puis elle s'était laissée porter par la beauté du site, les curiosités des « troglos » et le panorama, en essayant de se représenter ce qu'avait été la vie dans ce village vertical au bord de la Vézère, où les plus riches logeaient au plus haut niveau, normal, au plus près du ciel, tandis que le serf lambda dormait au rez-de-chaussée avec les cochons, servant à l'occasion de bouclier humain aux brigands, aux anglais ou aux catholiques puisque le seigneur de cet immeuble -falaise choisit, pour son malheur, le protestantisme, ce qui signa la fin de l'occupation humaine de cette paroi de gruyère calcaire et la destruction du village jusqu'au dernier mur par les catholiques. Seule l'empreinte laissée par ces hommes subsistait.

 

Un accent chantant parlant un anglais très compréhensible pour un élève de sixième l'expulsa de sa mémoire de la veille. Elle lui fit un sourire, un peu chambreur donc, la dame derrière son guichet comprenant sa méprise, partit à rire. Elle lui confirma qu'il y avait deux places de libres pour la prochaine visite. Les trois quarts d'heure passèrent sans qu'elle s'en rende compte.

 

Arrivés un peu en avance, Corinne entra avec son homme dans la petite maison de sa première tentative, le monsieur s'était transformé en une jeune trentenaire. Ce serait elle, le guide de sa visite, elle les salua en précisant d'attendre les autres inscrits, et en indiquant que la visite commencerait dès que le premier groupe du matin serait sorti de la caverne. Un papa, une maman et deux fillettes passèrent alors la porte. Tout le monde étant présent à l'appel, la guide commença à présenter le site et sa visite partielle,

insistant sur le respect des gravures et la fraicheur de la grotte. Son petit nez rouge ne s'expliquait donc pas par les douze degrés de certains vins de Bergerac, mais bien par les Celsius du sous- sol.

 

Le groupe se mit en mouvement, la guide ouvrit la grille, fit passer tout son monde et referma derrière elle. Monsieur fut prié de laisser son petit sac-à-dos dans un coffre prévu à cet effet, annonce prémonitoire à l’exiguïté des lieux. Corinne sentit sa claustrophobie monter, une chauve-souris voletant de ci, de là, vint la distraire de cette anxiété. En quelques mètres, le conduit se rétrécit rapidement. Le cheminement était étroit et bas, protégé de part et d'autre de la roche par une sommaire rampe de fer. Il fallait souvent se courber, chacun, y compris les enfants, aurait pu tendre les bras pour facilement joindre les deux parois montantes de la grotte. Les premières gravures se trouvaient à plus de deux cents mètres de l'entrée. Les six touristes apprirent dans l'intervalle l'origine géologique du trou, avec les traces laissées par l'eau, qui était depuis descendue à l'étage inférieur, la grotte devenant pratiquement sèche sur sa partie aménagée. Sans la création de ce couloir artificiel, il aurait fallu se mettre à quatre pattes ou même ramper pour accéder aux gravures. Motivé, tel était le Cro-Magnon graveur !

 

La guide éteignit soudain sa lampe, puis alluma une baladeuse en questionnant le groupe sur ce qu'il voyait, les enfants cherchaient sans trouver, se grattaient la tête, les adultes scrutaient désespérément la paroi. La jeune femme sourit et les aida, elle plaça alors sa lumière de manière à raser la roche. Un petit cheval, étonnamment réaliste, apparut. Quelques traits suffisaient, la tête et la croupe avaient été dessinées d'un seul geste, profitant du relief offert par la pierre, le volume était étonnant. A quelques centimètres, les regards profitaient de l'épure des traits, l’œil était fait d'un trou minéral, que le graveur avait soigneusement ourlé. Le dessin à plat aurait pu paraitre naïf, le relief le rendait presque vivant. Les volumes étaient parfaitement équilibrés, la crinière, les pattes, conformes au réel. Corinne fut scotchée par l'effet produit, de nombreux autres chevaux, des rennes, des bouquetins et autres bisons produiraient encore cette sensation vivante, qui lui ferait croire que le graveur était encore là, sans doute un peu plus loin à accomplir son œuvre. La guide enfonça le clou à une remarque d'un des touristes : « Ces gravures ont plus de 14 000 ans, l'homme qui les a conçu est bien plus proche de nous que de ses célèbres collègues de la grotte Chauvet passés 22 000 ans avant lui». En appui de son assertion, le rayon de sa lampe offrit aux six bouches béantes, un renne gravé en train de se désaltérer, puis une superbe lionne, altière. Après quelques recherches et une petite marche arrière, un mammouth, plutôt stylisé par rapport aux portraits précédents montra ses défenses. Corinne gardait cette impression d'instantanéité, s'habituait aussi à sa lecture, elle perçut, sut les lire sans le trouble provoqué par leurs superpositions ou des « griffures » omniprésentes, cela sans le renfort du laser rouge de la guide, elle appréciait la finesse des traits appuyés ou ceux plus légers, à l'inclinaison et la profondeur délibérément choisies, des milliers d'années avant, toujours opportunistes sur les variations qu'avaient offert les matières du rocher à l'artiste, puisqu'il s'agissait bien d'Art. Ce qu'elle voyait, demandait un savoir-faire, une pratique, une démarche et une projection du dessin sur les altérités de la pierre pour mieux le valoriser, l'animer. Seule l'exposition ne semblait pas être prévue par ces lointains frères humains, à moitié couchés, pataugeant dans la terre, éclairés faiblement par de simples lampes à huiles, équipés d'os ou de silex, dissimulés à des centaines de mètres de l'extérieur, cela dans une fraîche et sauvage ambiance, pour y graver des animaux, images dont la plupart, sauf exception, ne dépasserait pas plus que la dizaine de centimètres.

 

Sur le chemin du retour, la guide changea de registre, révélant un visage gravé de face un peu confus, des jambes et poitrines féminines, des ventres aussi, souvent sans tête ni bras apparaissaient alors, célébrant la fécondité. Le figuratif du bestiaire avait cédé la place à des traits simples, sans détails, très stylisés, parfois difficilement identifiables. C'était moins réussi esthétiquement, moins impressionnant, plus primitif. Le sens de tout cela demeurant encore aujourd'hui inconnu ne gênait pas son impact, le renforçait même. La modernité, l'acuité des gravures animalières n'étaient plus là. Mais Corinne en avait conservé la trace esthétique et l'émotion qui l'accompagnerait bien après. Celle-ci serait tenace, les excellents restaurants périgourdins n'y changeront rien, même le charmant village de St-Léon ou les jolies ruelles de pierres et d'ombres de Sarlat n'auraient pas le même goût, si ce n'était celui de la douceur des ballades loin de la Dordogne estivale, encombrée et surchargée.

 

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Lascaux ll serait alors presque une déception, tout comme Rouffignac, ces deux monuments-symboles ou le cadre volontairement mis en scène fut bien trop important, le contenant prenant le pas sur le contenu. A Lascaux, Corinne eut l'impression d'être une boite sur une chaine de conditionnement, stockée au départ, puis appelée au micro, puis stockée à nouveau successivement dans deux sas sombres, inutiles. Puis après tant d'attente, le passage sur ces fantastiques peintures s'ouvrit enfin, bien trop court, pour ne pas dire rapide. Les fresques bien trop lointaines au regard aussi, rendues inaccessibles par l'impossibilité de prendre le temps de les regarder, de les détailler, surtout du fait d'un guide, ou plutôt d'une hôtesse qui récitait sa leçon minutée, empêchant ainsi de se choisir toute perspective d'appropriation. Pour achever le procédé, le groupe de devant ou celui de derrière parasitait toute tentative de pause.

 

Il en fut donc de même à Rouffignac, l'énorme grotte dévorant ses nombreux mammouths dessinés, son petit train rappelant les pièges à touristes des stations balnéaires, avec une sorte de clone du guide de Lascaux, directif, préoccupé par la durée de visite ou la conduite du train, se répétant même un peu dans son commentaire, si pauvre après les sensibles paroles entendues à Combarelles. Corinne ne put donc se défaire de la grotte qui l'avait placée en intimité avec les hommes de la préhistoire, artistes premiers de l'humanité, et pas dans le spectacle de celle-ci au vingt-et-unième siècle.

 



30/05/2016
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