Les billets de Joseph

Les billets de Joseph

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Il éructait face à Max, un melon abimé dans chaque main. Max n’avait pas fait attention en triant, le jus coulant sous la palette à son nom l’avait trahi, ce qui avait déclenché la tempête du paysan, qui brandissait à cet instant les deux boules vertes fendues sous son menton, en furie, comme si perdre deux fruits lui arrachait la moitié de son chiffre d’affaires. Au milieu de cette logorrhée verbale, Max crut entendre « du travail de melon… ». La sortie raciste lui déclencha enfin la colère, il saisit les deux fruits, et d’une violente poussée les écrasa sur les joues rougeaudes du patron de précaires, celui-ci porta ses mains à ses yeux, mais déséquilibré, partit en arrière, s’asseoir dans les énormes piles de cagettes qui se trouvaient derrière lui. Piles qui s’effondrèrent sur elles-mêmes en absorbant le syndiqué à la FNSEA au milieu des rires des autres ramasseurs, jusque là silencieux et têtes baissées. Max partit en courant. Sur le chemin de la parcelle, il vit arriver vers lui, le fils de la famille hurlant et faisant de grands gestes, tout le portrait de son papa en fait. Max, d’une fantastique reprise de volée ajusta l’entrejambe de l’héritier. Le but atteint plia le fiston en deux, et le fit basculer dans le champ…. écrasant quelques fruits supplémentaires. A la sortie, Ovidiu, sur le tracteur, l’applaudissait. Max salua son camarade roumain -de chambrée du taudis mis à leur disposition par l’entrepreneur agricole-, d’un poing rageur : « Je te laisse mes affaires, camarade, je me barre ! ». L’expérience agricole avait durée deux jours à peine.

 

Dans la voiture qui le ramenait à son studio en ville au bord du fleuve, à deux heures de là, Max se disait que c’était la deuxième fois qu’il rencontrait la violence, pas la sociale, celle-là il l’avait cherchée et bien trouvée, mais la brutale, celle des corps. La dernière fois, le punching-ball c’était lui. Un tuyau pourri avait conduit Max a attendre du travail journalier au petit matin, dans un coin glauque d’un des plus grands ports du pays. Le balai des camionnettes autour du rond- point l’avait longtemps ignoré, presque une semaine, car les loufiats ne choisissaient que des costauds colorés, les petits plus rarement, et le seul blanc, jamais. Puis miracle, un vendredi, Max se retrouva dans un fourgon tôlé avec dix ombres comme lui, pour une journée au boulot inconnu, payée de la main a là main, le soir, ou jamais parfois, lui avait-on dit. Lorsque les deux portes du Master tout rouillé s’ouvrirent, Max reconnut immédiatement l’endroit : une friche industrielle qui fut quelques années auparavant l’objet du plus grand plan de licenciements de l’histoire du travail. Le chef distribua des pelles et des fourches et indiqua la porte ouverte d’un énorme hangar, où deux petits camions bennes stationnaient en-dessous. Max comprit tout de suite ce qui l’amenait ici : de gros tas de fibres d’une couleur indéfinissable et aux reflets brillants, ils ne pouvaient qu’être farcis d’amiante. Max s’adressa au chef lui demandant un masque et des gants. Le chef haussa un sourcil méprisant, il dit quelque chose à Max, en une langue inconnue, lui montra un tas amianté tout proche. Max eut à peine le temps de dire  non de la tête, le chauffeur arriva par derrière et aidé par le chef, ils le balancèrent dans le fourgon. Le chef lui fit un selfie avec son portable, puis se rua sur lui, l’agonisa de coups de pieds jusqu’au rond point initial, où il débarqua sans ménagement un Max terrorisé, avec gestes explicites à l’appui, que s’il parlait de ce qui venait d’arriver, il avait sa photo pour le retrouver.

 

Max n’en dit jamais rien, mais se contenta après cet épisode, de rester prudemment sur le domaine légal, même si ses papiers fournis aux agences d’intérim ou autres étaient tous parfaitement faux, le courrier dématérialisé et Photoshop permettant de passer cette barrière aisément. De plus, aucune de ses plongées n’avaient été faites sous sa véritable identité à part la première, toutes les autres s’étaient terminées avant le jour de paie. Si jamais quelqu’un s’était rendu compte de son déguisement, il n’en avait rien su, puis de toutes les façons, Max aurait déjà rebondi ailleurs et plus loin.

Arrivé à l’appartement du centre-ville de Nomstrespry, bourgade anonyme parmi les anonymes qui lui servait de planque, il ouvrit son notebook, mais rien, il calait. Il en riait de dépit, se moquant de lui-même, désolé décidément, de n’être  pas du calibre de Günther Wallraff ou de Jack London, même en tout petit format.

 

Il parcourut ses notes. Il relut l’épisode des poules, sa première immersion. Un premier article qu’il n’avait jamais pu fourguer à son journal, ni à aucun autre. Il s’était retrouvé pour quatre jours ou plutôt, trois aubes, avec une petite quinzaine de personnes, employé à vider les cages d’élevages de volailles en batteries. Le taff était simple : des camions vides à remplir des poulets de l’élevage arrivés à un poids suffisant pour être vendus, et à coté de pleins camions à vider de jeunes poulets à mettre en cages par quatre qui, une fois nourris pendant trois mois, subiraient le même sort que leurs congénères en partance. Les animaux étaient stressés, très agressifs. Max découvrit la redoutable puissance de leurs coups de pattes, et parait comme il le pouvait, leurs coups de becs. Rien ne leur avait été fourni, les « habitués » avaient prévu le coup, mais la plupart non, ils auraient tous, les bras bleuis le soir même. L’odeur était insupportable, le bruit à peine moins, la poussière formant un véritable brouillard étouffant. Attentionné avec ces pauvres bêtes au début, Max perdit rapidement patience, ne s’arrêtant plus pour une aile cassée ou une poule asphyxiée. Au bout de 4 heures, le lupen prolétariat avait accompli sa tâche. Il puait la fiente. Il fut impossible à Max, de discuter. Les jours suivants, pareils, les pauses n’existaient pas. Après, même masqué et ganté, Max n’eut pas l’impression de gagner un quelconque confort. Frustré de ne pas avoir causé avec quiconque, il rédigea son article se laissant aller à conclure qu’il valait mieux profiter des minimas sociaux que de se résoudre à subir ce type d’esclavage déguisé et solitaire, ce qui expliquait surement le rejet de son reportage par toutes les rédactions.

 

Il avait, un temps, tenté de se faire embaucher dans des entreprises de nettoyage, il voulait tâter du balai de nuit, aux heures où les normaux sont en famille ou au lit. Mais il ne parvint pas à se faire recruter. Être un homme blanc semblait rédhibitoire, ne voulant pas se déguiser, il abandonna le patronat ménager provincial  à ses préjugés patriarcaux. Seule une vacation de laveur de carreaux lui fut proposée, mais sa propension au vertige refusa l’offre.

 

La page blanche persistait, il continuait de se relire. Il arriva à ses trois semaines d’intérim en usine. Une « laiterie » fut sa première tentative industrielle, il y resta une heure en tout et pour tout, la cadence de la ligne était telle qu’il n’arrivait même pas à attraper un fromage sur deux. Il se demandait encore comment des gens y parvenaient et pour certains y passaient huit heures par jour, pendant plusieurs années, voire leur vie entière transformés en simple machine. L’entreprise ne s’encombrait pas, l’intérimaire marchait ou crevait, sans préparation ni formation, les candidats ne manquant pas au Pôle emploi, la loi du nombre suffisait à justifier de cette politique de sélection « naturelle ». Absurdité des chiffres qui fatalement un moment donné trouvait l’exception qui arriverait à suivre ce train d’enfer.

La seconde usine l’accueillit devant une presse. Le travail était simple, prendre une feuille de métal dans le chariot de gauche, la passer sous la presse, actionner le levier et la reposer dans le chariot de droite. Il mit une matinée à se caler, et ne pas produire trop de rebuts. Mais le chef d’atelier vint le sermonner en début d’après-midi car sa cadence était faiblarde, sa production n’atteignait pas 30% de ce que produisait l’absent. Il s’appliqua alors à aller plus vite. Cela lui révéla deux choses qui le paralyseraient ensuite : il découvrit par un faux geste que la cellule du capteur censée empêcher la presse de fonctionner si un objet autre que la plaque s’y trouvait, était hors service, ce qui voulait dire qu’il pouvait y laisser un doigt ou plus. Il faillit aussi se prendre un bout de ferraille dans la tête, parce qu’il avait mal placé une plaque sur l’empreinte, au pressage, un bout s’était sectionné et avait été projeté. Il regarda attentivement la machine et découvrit alors qu’il manquait un capot de protection qui se fermait probablement automatiquement à chaque pressage.

Il appelait, mais personne ne vint, il se leva, il comprit qu’il était loin de tous, seul. Le préposé au chariot des pièces embouties se pointa alors, la production avait besoin d’être alimentée. Il lui fit comprendre qu’il n’avait pas trop le temps de discuter, et l’arpète fit juste la grimace devant le faible nombre de pièces finies que contenait le chariot qu’il emporta. Le chef sermonna peu après Max sur son insuffisance crasse, visiblement pour le principe puisqu’il lui dit que demain, il serait affecté ailleurs. La sirène de la débauche mit un terme à la discussion. Max prit sa voiture sans ne croiser que des gens pressés de rentrer, personne ne répondit à ses tentatives de contacts.

Lendemain, à la reprise, le chef d’atelier l’attendait à la pointeuse, ils longèrent une longue chaine automatisée, à un moment elle s’arrêtait en trois réceptacles plein d’écrous. Le boulot consistait à transférer chacun de ses écrous dans le bon sens sur un plateau alvéolé, et d’engager celui-ci sur la chaine qui reprenait pour qu’ils soient filetés. Ils étaient deux avec lui, un homme et une femme plutôt âgés, tristes et silencieux. La sirène retentit, la chaine se mit en branle, crachant des écrous régulièrement, ses deux collègues étaient beaucoup plus rapides que lui, ils vinrent plusieurs fois sans que Max ne demande rien, le sauver de la submersion des écrous. Sans rien dire, le niveau sonore et la cadence empêchaient tout échange. Max mangeait seul à midi, chacun prenant sa pause en décalé pour ne pas que la fabrication ne stoppe. En fin de journée, trois costards-cravates arrivèrent, accompagné du directeur, ils les regardèrent travailler, l’un tenait un chronomètre, l’un prenait des notes frénétiquement, un troisième dessinait, tous hochaient la tête. Juste avant que la sirène ne braille, Max se vautra par terre avec un plateau plein d’écrous.

Les collègues débauchèrent sans un regard, sans doute influencés par la présence des cadres, toujours là. Le silence se fit, Max finissait de ramasser les écrous disséminés dans l’atelier, ridicule mais totalement ignoré. Ses oreilles trainaient, il comprit enfin. Les trois postes allaient être remplacés par une machine, la chaine deviendrait continue, sans présence humaine, le devis équivalait à 3-4 mois de salaire des trois manœuvres, le calcul de rentabilité était vite fait. Ce qui expliquait aussi l’âge de ces collègues. Dégouté, il ne revint pas le lendemain.

 

A l’abattoir ce fut identique, son poste était simple, les bouts de viandes arrivaient sur un tapis roulant. Max devait les contrôler puis les ranger par catégorie dans des boites en polystyrène, qu’il réengageait sur la ligne, qui serpentait dans un bâtiment glacial, chaine du froid oblige. Un ouvrier officiait juste dans son dos, il manipulait les carcasses les débitait, puis un autre gars les détaillait et les faisaient partir sur le tapis pour Max au point suivant. L’après midi, l’ouvrier chuta, glissant sur le sol maculé de sang, de chair et d’eau mélangés, il restait par terre, hurlant à demi- inconscient, son bras formant un angle anormal. La chaîne s’arrêta. Un agent de maîtrise accourut, son premier reflexe fut non pas de s’occuper de l’homme blessé, mais des bottes blanches de l’ouvrier, il les regarda attentivement, vérifiant la semelle trop lisse d’un doigt expert. Il hurla sur l’homme qui pleurait de douleur « Vos chaussures de sécurité sont usées ! Vous êtes responsable de ce qui vient d’arriver car vous auriez du les faire changer, l’entreprise ne prendra pas en charge les frais de votre négligence ! Les pompiers arrivent. »

Max essaya de protester, il fut sommé de reprendre son poste, les autres se regardaient, immobiles, seuls bougèrent ceux qui reçurent l’ordre formel d’évacuer le blessé. Max fut viré le soir même. Cette boite ne comprenait aucun syndicat, il lui fut impossible d’y revenir ou de savoir la suite de cette affaire. C’est ce qui le motiva à aller cueillir des melons. Pour le fun, transformant son CV bidon, il se fit embaucher avant toujours via l’intérim dans un centre d’appel, il ne fut pas déçu, son manager harcelait plus ses employés que lui les clients au téléphone, il fit de la provocation, plus facile pour lui qui ne risquait pas grand-chose que pour ses collègues temporaires.  Il se fit éjecter dès la seconde journée.

 

Mais il ne croyait déjà plus à son projet, d’où cette dernière étape des melons, il tapota sur son ordi deux, trois feuillets. Se relisant, après une sortie papier, il constatait son échec, il n’avait pas été capable de s’intégrer à ces conditions, de simplement les accepter, le refus de tout son être apparaissait au fil des pages mais sans la durée suffisante. Par sa simple insoumission, il ne lui avait pas été possible d’approcher ces hommes et ces femmes au travail, au cœur de l’exploitation honnie, la classe ouvrière en situation en quelque sorte. Inutile de tenter d’en raconter quelque chose, il n’avait pas assez de matière, même avec une batterie de sociologues en renfort ou un Emile Zola ressuscité. Ce journalisme « actor’s studio » avait donc ses limites, il n’avait même pas été foutu de les approcher ces silhouettes ignorées de tous, que l’on ne voyait dans les médias seulement pour les fermetures d’entreprises, des faits divers scabreux ou les belles histoires des gagnants du loto, et dont on ne se préoccupait seulement aux élections pour mieux les enfermer dans le vote contestataire, leur reprocher de vivre dans des ghettos innommables, et surtout incapables de ne rien faire pour se mobiliser  pour changer les choses. Max grommela dans sa barbe « Je voudrais bien les y voir, tous ces théoriciens donneurs de leçons à la con, dans ce monde de merde ! », et  il partit se cacher, enfin se coucher.

 

Après avoir rendu son logement, et avant de rentrer sur Paris, retrouver sa vie, ses amis et sa famille et son journal soi-disant contestataire, un biotope bien étranger à ses multiples  péripéties, il jeta son dossier dans une poubelle d’un parking d’autoroute lors d’une halte carburant. Sur celui-ci, il y avait toujours écrit au feutre noir, « Max Privas, sur les quais de Nomstrespry », l’ironie facile du début devenait un rien acide et difficile  sur la fin.

 

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23/06/2016
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