Les billets de Joseph

Les billets de Joseph

Le Dédé

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Il n'a pas d'âge mais il n'est pas jeune. Il n'est pas vraiment beau, ni moche. Il n'est pas petit, ni vraiment grand, par contre il est costaud, solide même. Il n'a pas de look, juste le jean/tee-shirt, la casquette, les trois,  quelle que soit la saison. Propre et rasé, toujours. Il parle haut, avec l'accent d'ici, quelques mots de patois égayent son français. Il a le rire sonore, facile et la colère spectaculaire, facile aussi, attention ! Il a ce caractère bien trempé des gens qui travaillent la terre, tenace et volontaire, altruiste à en crever, même devant les éléments déchainés. S'il est décidé, vous ne l'arrêterez pas, s'il ne l'est pas, il ne bougera pas, tel le baudet du Poitou. Il rend service à tous, ne compte jamais son temps. Il reste sur l'ouvrage tant cela n'est pas terminé, par contre il faudra l'aider et lui amener le matos pour bosser, il est trop bon mais pas trop con, non plus.

 

Et puis, il ne faut pas le taquiner sur le métier, mieux vaut avoir des questions à poser sur ce qu'il y a à faire et comment, que sur ce qu'il fait. En gros : jouer l'arpète est préférable, ou le deuxième ouvrier si vous êtes compétent, mais ne jamais vouloir être le chef, il n'aime pas ça, les chefs. Faut faire à sa façon, si vous osez lui opposer la vôtre, elle a intérêt à fonctionner du premier coup, car il n'aime pas recommencer. Quand c'est lui qui se plante, évitez de lui dire trop directement, sinon il pourrait presque vous coller au mur.

Un, il s'en apercevra forcément tout seul, de deux, il préfèrera cela à l'index du responsable des travaux finis pointé sur ses malfaçons. En fait, c'est une sorte d'orgueil, celui d'un bricoleur ombrageux mais sympathique quand même. Rien d'évident, il le sait, mais il le fait si bien, le bougre. Et cela n'empêchera pas qu'il refera ce qu'il a loupé jusqu'à que cela convienne à sa haute exigence, en bougonnant contre lui-même cette fois. Il est alors préférable de rester à plusieurs mètres de lui à cet instant, de regarder ailleurs ou avoir un autre truc à faire.

 

Dédé n'a pas de montre et une santé de fer. La nuit, la pluie ou même, la neige ne le dévieront jamais de son objectif, je vous l'ai déjà dit. Bon évitez aussi de lui demander -même poliment- des finitions précises ou des choses avec une esthétique particulière, vous risqueriez d'être très, mais alors très déçu. Par contre, il ne se gêne pour se moquer un peu quand vous  pataugez devant un problème mécanique ou électrique, mais il vous donne la solution tout de suite ou mieux, vous aide, voire, fait à votre place. Il a les mains d'or, comme on dit. ll sait pratiquement tout faire, aucun corps de métier ne l'effraye, il serait même plutôt curieux quand il ne connaît pas, puis il n'est pas bégueule à l'effort. Pour un petit travail, un coup de gorgeon régulier ne saurait être oublié. Pour un long travail, la pause pâté est fortement conseillée vers 9-10h, et ne lui manquez pas de respect en refusant son verre de blanc, ou de rouge, qu'il fabrique lui-même. Si vous avez le choix et même si votre corps refuse d'ingérer de l'alcool à une heure si matinale, je vous conseille d'opter pour le blanc, l'autre est pire. Si, si. Le blanc bu, vous n'oserez pas goûter le rouge. C'est moi qui vous le dis.

 

Le midi, invitez-le à votre table, jamais le soir, Dédé se couche avec le soleil. Cette drôle de masse se disloquera alors en de timides chichis, il jouera le gêné mais ne cachera pas sa joie de partager un moment de convivialité mêlé de cancans. Ben oui, il connaît tout le monde alors on peut déblatérer sur les absents, sans méchanceté, c'est tellement marrant. Il a des blagues souvent drôles -si Madame est là, il aura l'élégance d'éviter le grivois masculin-. Il possède aussi un stock infini d'anecdotes folkloricopatrimoniales qui fondent son savoir, un vrai, pris dans ses racines qui sont mêlées à celles du village. Faudra pas espérer trainer après le repas non plus, il bat le fer pour ne pas qu'il refroidisse. Et que Madame ne s'avise pas de vouloir donner un coup de main, il ne lui dira rien et la laissera travailler, mais dès qu'elle aura le dos tourné, il vous passera un épais savon à vous seul, « pour oser laisser votre dame faire des travaux d'homme, non mais ! » vous reprochant presque de n'être pas maître chez vous. Vous rigolerez un peu en lui demandant qui fait la cuisine chez lui, à ce vieux célibataire endurci, il chambrera l'intello et repartira de plus belle au boulot, avec la banane en coin. Vous rejouerez la paix devant une bière, simple prétexte, parce que cet homme ne connait pas la rancune. Puis, s'il est venu, c'est qu'il vous aime bien ou qu'il avait juste envie de faire le menuisier, le jardinier ou le maçon.

 

Le boulot fini, à l'apéro, n'essayez pas de lui filer quelques billets, ni même de trop le féliciter ou le remercier, vous l'énerveriez à nouveau, surtout s'il sent le moindre fond d'insincérité, même tout petit. Vous trouverez bien autre chose, un autre moyen, plus adapté à cet ours au grand cœur : un outil, une vieille tondeuse, des fruits et légumes du jardin; vous lui prêterez un autre jour votre voiture, votre motobineuse, irez faire ses vendanges ou son bois avec lui, ce genre de choses, quoi. Ne promettez pas sans tenir, il n'aime pas bien. Sa parole est d'or et à ce titre, vous lui devez le même respect. Ne lui proposez pas non plus un livre (sauf de culture « régionale » ou signé d'une plume du coin) ou des places de ciné, m'enfin !

 

Si vous êtes chasseur, vous le croiserez aussi. Si vous êtes pompier volontaire, vous le croiserez aussi. Si vous êtes footballeur, vous le croiserez aussi (à la buvette). Si vous êtes pêcheur, vous le croiserez aussi. Si vous êtes croyant, vous le croiserez aussi (pas à l'église, lui c'est le temple). Si vous êtes dans une association, vous le croiserez aussi. Si vous êtes au foyer rural pour n'importe quelle occasion festive, vous le croiserez aussi. Et même, si vous êtes au Conseil Municipal, vous le croiserez encore, râlant après «ces petits messieurs les élus». Il est l'unique cantonnier de ce village de quelques centaines d'âmes, abandonné par l'aménagement du territoire, l’État jacobin et les services publics. Il en est le seul salarié -à temps plus que partiel-. Des fois, ll fait bien son malin mystérieux sur ce que seraient ses autres lucratives activités, putatives car il est de notoriété publique qu'il ne bidouille pas avec les gens d'ici, et encore moins sur son temps de travail. On ne l'imagine pas ailleurs, le pilier du village, son phare de pleine terre, c'est lui. Il ne parle pas beaucoup mais tout le monde lui cause. ll n'abandonnera jamais son petit pays, la seule fois qu'il est sorti du département, c'était pour le service militaire, pour vous dire. Il n'a pas sa langue dans sa poche, la franchise en bandoulière, certains jours quand on le salue mais que l'on n'a pas son « Vat-o ? » en  retour, c'est qu'il n'est pas «benaise», mieux vaut le laisser et ne surtout pas insister. Certains esprits précieux et délicats n'ont pas capté comment il fallait s'y prendre avec lui, froissés, ils le traitent de brute avinée ou de fasciste, lui qui vote toujours Arlette même quand elle n'est plus candidate. Des bruits courent encore sur lui, des bonnes vieilles rumeurs villageoises pas vraiment tendres et limite dégueulasses, mais il les renvoie d'un haussement d'épaule, passe de suite à un autre sujet avec un clin d’œil à l'assistance.

 

Ceux qui le « pratiquent » depuis longtemps savent tout de sa vie, mais pas grand-chose de sa personne, en fait. Il est toujours là, à faire du matin au soir même le dimanche, attentif aux autres avec sa manière si inconfortable. Jamais le doute ou l'ennui ne le touche, pas le genre à s'épancher, vous l'aurez compris.

 

Je viens de vous décrire l'André, dont je ne connais rien de plus malgré toutes ces années, juste son boulot de fonctionnaire à tiers temps, son plaisir à travailler, aider et vivre au pays et sa gourmandise des échanges et « civilités » avec les uns ou les autres. Il a hérité de sa maison de famille, il y vit avec de nombreux animaux et des revenus fermiers des quelques parcelles autour, cela semble suffire à son simple bonheur.



18/06/2016
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