Les billets de Joseph

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Retour de flammes

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Fatoumata se réveille en sursaut. Son premier réflexe est de tendre son bras gauche, sa main constate le vide du lit, le drap froid. Mohand n'est pas là, pas rentré, ah ? Ça y est, sa mémoire sort du sommeil profond, il doit bosser cette nuit avec le Japon, une sombre histoire de paramétrage informatique à laquelle elle n'avait encore rien compris lorsqu'il lui avait tout raconté par le menu, comme d'habitude. Car elle décroche assez rapidement lorsque qu'il part à jargonner, « la java des kilos de bits est amorcée » comme elle lui dit, taquine et coquine, mais jamais elle ne se lasse de regarder les mimiques et les gestes du Mohand passionné, impliqué et totalement dans ses trucs d'informaticien. Cela la fait sourire, tendrement, même seule au cœur de la nuit parisienne.

 

Elle tourne la tête vers le fond de la pièce, la box n'affiche pas l'heure. «Encore une coupure! » se dit-elle, agacée. « Appartement de merde ! Fumier de proprio qui encaisse nos loyers au tarif parisien tout en assurant des prestations de marchand de sommeil! » La rage la prend, réveille son esprit qui quitte pour de bon l'insomnie et ses approximations. Les yeux grands ouverts, Fatoumata cherche la cause de ce réveil intempestif. Elle est sûre, oui, elle sait qu'il y a quelque chose. Elle est persuadée qu'elle n'est pas sortie de ses rêves pour rien. Cette sorte de sixième sens qu'elle ne connaît que trop bien, cette anxiété particulière, cette alerte inconsciente ne s'est sûrement pas agitée sans raison. Le boulot n' y est pour rien, tout se passe bien au magasin, l'absence de Mohand non plus, la maman qu'elle est, guette alors un moment le moindre soupçon de bruit dans la pièce d'à coté mais rien d'anormal, ses deux enfants semblent dormir tranquillement. Alors ?

 

Elle regarde la fenêtre, l'éclairage public semble varier, imperceptiblement derrière les rideaux, cela lui fait penser à un gyrophare mais en plus inconstant et beaucoup trop doux pour de mauvaises vibrations., « C'est beau Belleville, la nuit, jamais assoupie » bohringise-t-elle. L'absence de bruits inhabituels la rassure, mais il faut quand même qu'elle trouve le motif de son insomnie, ne serait-ce que pour pouvoir se rendormir enfin. Ses pensées cheminent, à l'affût, un peu quand même.

 

Elle se revoit obligée d'accepter ce taudis pour vivre ici, où son magasin de fringues est à deux pas, et la start-up de Mohand toute proche aussi. Leurs revenus ne sont pas misérables, mais leurs situations d'entrepreneurs débutants les rendent incertains et inconstants, cela ne leur avaient pas permis de trouver mieux, ni d'avoir le temps de chercher plus longtemps, il fallait scolariser les enfants au plus proche. Puis ils avaient eu beau faire le tour de leurs soucis de nombreuses fois, perdu d'innombrables heures à essayer de lever les obstacles qui se présentaient, tout ce qui pouvait être résolu l'était, sauf les refus constants des agences immobilières et des vieux rentiers parisiens apeurés, ce frein restait, comme un handicap, et cela leur avait été très difficile de nommer l'évidence, oui, leur couleur de peau était bien la seule raison qui les avaient conduits là. Temporairement, ça, ils y croyaient, le chiffre d'affaires du commerce progressait lentement et sûrement, Mohand était en passe de finaliser des contrats avec le Japon, via la téléphonie chinoise, indirectement l'Afrique reviendrait alors dans leur champ de vision. L'argent réglerait tout, il n'a plus d'odeur passé un certain volume, elle le sait bien.

 

L'odeur... mais oui ! Elle s’assoit d'un coup dans le lit, renifle, cela sent le brûlé et le chaud, c'est cela ! Elle appuie sur l’interrupteur, toujours pas de courant. A tâtons, elle cherche son smartphone, le trouve, pianote frénétiquement dessus pour activer la lampe. La lumière révèle une légère brume presque invisible, elle tire le rideau de l'unique fenêtre du T2, de massifs volutes d'une fumée noire lui masquent la vision. Elle se précipite alors vers le palier, elle ouvre la porte d'entrée, une violente bouffée de chaleur opaque l'assaille, d'un réflexe, elle claque la porte d'entrée, en toussant violemment, ses yeux piquent. Elle jette les serviettes de bain dans le bac de douche tout moisi, les trempe, l'eau fonctionne encore, curieusement chaude, ça crachote de plus en plus. Elle remplit plusieurs récipients, puis va calfeutrer la porte d'entrée avec les tissus humides, elle jette même un seau d'eau sur la porte.

 

Soudain, elle sent un regard, se retourne et braque le halo de lumière sur Fayed, trois ans, se frottant les yeux d'une main, l'autre main dans celle sa grande sœur de cinq ans, Aminata, tous les deux regardent leur mère, interloqués plus que choqués de la voir jouer à l'eau en pleine nuit, comme elle le leur a toujours interdit, mais aussi apeurés par ses larmes qui ne semblent pas entamer la froide détermination maternelle. Fatoumata ne leur parle pas de feu, donne ses consignes, indiscutables et indiscutées. Puis elle renverse le peu de meubles en tas au milieu de la pièce, trempe les murs. Ces deux enfants, habillés, un petit sac sur le dos, se postent près de la fenêtre, obéissants de trouille.

 

Fatoumata se tape sur le front en se traitant de conne, elle appelle enfin les pompiers, pour apprendre que les camions sont déjà partis. Le sapeur de permanence demande à Fatoumata de se situer, quand elle dit « quatrième étage », elle ressent comme un silence de trop de son interlocuteur, mais il se reprend, très pro, la félicite calmement pour ses gestes préventifs, lui affirme qu'ils vont venir les chercher, sans dire comment mais juste de rester en ligne.

 

Elle répète aux enfants, déjà immobiles, de ne pas bouger. Elle réfléchit, élimine les possibilités au fur et à mesure. Il n'y pas d'autres solutions que d'attendre près de la fenêtre voir un pompier arriver. L'escalier gronde de bruits bizarres, mais aussi de cris, elle reconnaît parmi les pleurs, la voix grave de Piotr, le tchétchène du premier, qui parait venir du dehors.

 

Elle secoue la tête  « Pas question de finir comme ça, non ! Brûlée, moi et eux, quelle horreur !»  pense-t-elle en passant sa main sur les deux petites têtes aux cheveux crépus. Finir comme ça par la faute de son escroc de proprio, d'un spéculateur immobilier peu regardant, d'un raciste incendiaire ou d'un chauffage de pauvre donc défectueux, peu importe le pyromane, elle le refuse tout net. Elle secoue ses deux enfants qui commencent à pleurer, l'un dans les bras de l'autre. « On va s'en sortir ! Il faut rester courageux et m'écouter, compris ? » Les deux têtes opinent.

 

Elle s’apprête à hurler au téléphone au pompier d'arrêter de dormir, les sirènes attendues se font entendre enfin. Elle va chercher des tee-shirts mais l'eau ne coule plus au robinet de l'évier plein d'éclats. Elle les plonge dans une des bassines, puis en colle un sur la bouche et le nez de ses petits, tout en leur montrant sur elle-même comment le tenir, et ne plus l'enlever jusqu'à la ...Elle ne prononce pas le dernier mot, le remplace par l'arrivée des soldats du feu.

 

Un grand craquement secoue l'immeuble, des cris meurent, d'autres renaissent. Une partie du plâtre du plafond atterrit sur le parquet de guingois, déjà qu'il était plein de trous mal rebouchés. Fatou voit que le pourtour de la porte d'entrée fume légèrement, elle s'avance prudemment, réajuste les serviettes, qui sont chaudes comme le bois l'est aussi, ignorant une violente crampe d'estomac, elle remouille le tout largement, en vidant ses dernières réserves d'eau.

 

Elle revient près de ses enfants au moment ou la fenêtre s'éclaire violemment, les faisant sursauter tous les trois, les projecteurs des services d'urgence montrent que la fumée extérieure est maintenant moindre. Ils entendent distinctement le bruit des pompes, des jets des lances qui s'attaquent au bas de l'immeuble. Un cri strident vient briser le petit espoir que cela avait créé. Fatou devine que c'est la voisine du dessous, une jolie somalienne arrivée avec son bébé, il n'y a que quelques jours. Elle ne comprend pas la langue paniquée qui s'exprime, mais elle en perçoit la crainte et les prières. N'y tenant plus, elle interpelle le sapeur du portable d'un tonitruant « Qu'est ce qui se passe ? Que puis je faire ? Il fait de plus en plus chaud et il y a une femme avec un bébé au troisième, dépêchez-vous !» Le pompier lui certifie que la grande échelle est en train d'être déployée, l'escalier n'est plus accessible, il l'autorise à ouvrir la fenêtre .

 

Fatou ouvre, la rue est encombrée de tri-flashes oranges ou bleus et de véhicules, noyée de tuyaux et habitée par une fourmilière d'hommes sombres. Elle ne peut s’empêcher de regarder en bas, la grande échelle est au troisième sur sa gauche, elle compte mentalement, encore deux tours de nacelle et ce sera pour nous, elle le dit aux enfants, dont les baillons humides acquiescent et mettent en valeur les yeux agrandis par la peur. D'autres pompiers concentrent leurs jets vers le deuxième étage. Soudain, elle voit des bras tremblants sortir de la fenêtre du dessous et placer le bébé inconscient de la voisine au dessus du vide. Elle crie non ! Se joignant aux pompiers en bas qui ont sorti une sorte de structure ronde et gonflable. Les bras lâchent le nourrisson, le précipitent avec sa jolie maman dans la rue. Fatoumata détourne le regard, un bruit sourd résonne, des mouvements de courses et d'ordres mêlés retentissent. Elle se retourne, entoure ses enfants avec des ca-va-aller pas très convaincus. Son téléphone vibre, c'est Mohand, il est là, loin, bloqué derrière des barrières. Elle lui dit que tout va bien en sanglotant, il lui répond que ça ira, la voix brisée, il les attend. Le portable coupe. Plus de batterie. Fatou le jette au fond, dans la pénombre.

 

Elle n'ose plus regarder dehors, prend ses enfants en protection contre elle, tournant le dos aux lumières. Un grand fracas résonne dans la pièce, ils voient disparaître la porte d'entrée et la douche attenante dans le trou noir qui a remplacé l'escalier. Un nuage de suie et plâtre les recouvre, Fayed relève la tête, ôte son bâillon, et dit « Maman, tu es toute noire et blanche ! » Fatou lui sourit comme pour une dernière fois, « Grise tu veux dire, la couleur des vrais parisiens » et ajoute pour elle-même « la couleur des cendres de la fraternité ». Le silence se fait, dans le noir, comme l'attente longue et sans issue des condamnés.

 

Au moment où elle commence à se laisser vaincre par l'idée de disparaître dans le néant de l’effondrement de sa dernière demeure terrestre. Un petit bzz électrique accompagne une main qui tape sur son épaule, « Madame, si tout va bien, je vais mettre vos enfants dans la nacelle, et après ce ce sera à vous. Je reste, ma collègue va les prendre en charge, Ok ? » Fatoumata opine, et se relâche, une fois ses enfants sortis, à tel point qu'un malaise vagal vient la jeter dans les bras du petit pompier tout surpris. Elle reprend conscience au retour de la nacelle, comme si elle n'avait pas voulu voir ses enfants lui échapper. Elle n'a pas le temps de questionner la jeune femme casquée, celle-ci lui répond que ses enfants sont en sécurité, et donne les consignes pour la descente.

 

Arrivée au sol, elle passe favorablement le chek-up médical, puis revêtue de l'or d'une couverture de survie, retrouve ses deux enfants sous la tente de la protection civile. Un bon câlin évacue la grosse demi-heure passée en enfer, Mohand arrive, les joues humides, les yeux brillants « J'ai tellement eu peur de vous perdre » s'effondre-t-il.

 

Chefs d'entreprises et titulaires d'un titre de séjour en cours de validité, ils furent les mieux traités de l'immeuble, hébergés le soir même dans un hôtel social proche, moins miteux que leur feu deux-pièces. Le tri de l'administration traduisait ainsi les priorités d'accueil de la république, à peine plus humain que celui des bailleurs.

 

Les cinq morts passèrent à la trappe médiatique, le bilan tombant bien après les matinales. La famille de Piotr et le bébé qui n'avait pas survécu à sa chute eurent donc droit à un visa pour l'oubli . La belle somalienne jetée par son mari dans le vide n'avait pas loupé le tamis des pompiers, elle était saine et sauve, mais seule, sans son mari dont le cadavre fut retrouvé plus tard, enfoui dans les décombres. Le charter accueillit l'une sur un siège avec deux uniformes, pour les deux autres ce fut cercueil et soute.

 

La cause de l'incendie ne fut jamais déterminée, un bel immeuble tout vitré de miroirs sur aluminium remplace aujourd'hui le bâtiment disparu. L'ancien propriétaire, fils de vice-ministre est reparti dans son pays se construire une jolie villa avec le prix du sang de ses frères et sœurs étrangers.

 

Indifférent, le pays recherche toujours le nombril de son identité nationale dans la forge de ses urnes.



12/12/2016
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