Les billets de Joseph

Les billets de Joseph

Miroir du cycliste

Le grand barnum publicitaire du tour de France va bientôt se mettre en branle, titillant à peine ma passion d’enfance : le vélo.

J’ai du apprendre à en faire tout seul, avec mes collègues de caniveau sur le parking de mon HLM banlieusard. J’avais hérité du vélo de ma grande sœur et de ses roulettes qui aident le débutant à rester vertical. Je les ai faites enlever très tôt par un plus dégourdi que moi, j’avais trop la honte d’être le seul à les garder, puis ca faisait un infernal bruit de ferraille, je devais avoir l’impression que tout le monde se moquait de mon infirmité. Mais cela devait être beaucoup trop tôt pour cela, d’où le nombre considérable de gamelles que j’ai prises ensuite. Dans les descentes avec la vitesse acquise ca allait, mais sur le plat, ma coordination pédalage-équilibre n’était pas encore au point. A force, c’est enfin venu.

 

C’est devenu mon biclou, le magique objet de transport et d’évasion de mon enfance.  Noël fut l’occasion d’en percevoir un neuf, un Motobécane rouge avec un guidon plat.  Avec la barre au milieu, signe de l’affirmation de ma  masculinité naissante, on croyait devenir un homme mais la barre était là pour donner de la rigidité au cadre (mais ces choses idiotes, on les apprend plus tard). Il fut tantôt, un copain, un cheval, une moto, une voiture, un avion, mais aussi un fantastique moyen de sortir de la cité. Je n’avais pas le droit d’aller à l’école avec, il y avait trop de circulation sur l’avenue, provenant de la Croix de Berny pas très loin. Alors le jeudi ou le dimanche, on partait en virée avec les copains dans les terrains vagues de Bagneux, il y en avait plein et jamais fermés, notamment sur les coteaux, vers l’usine Thomson. Les courses, le cross, les concours de saut déshabillèrent rapidement Biclou de ses garde-boues, de son porte-bagage,  ruinant son éclairage et toutes ces choses inutiles pour ne conserver que le strict nécessaire. Ces démontages furent l’occasion de mes premières expérimentations mécaniques, complétées par le coinçage de doigt dans les rayons ou la chaîne, du claquage de 10 rustines avant d’arriver à boucher un trou d’épingle, ou de mon bas de pantalon droit tout graisseux... . Je n’ai jamais pris le bus, toujours à vélo, j’allais au stade ou acheter le pain, par les ruelles ou les trottoirs, m’interdisant le goudron pour ne pas déclencher l’orage maternel. Parfois je bafouais la loi, me risquant jusqu’au Parc de sceaux, puis vers Montrouge ou Cachan, mais ca, c’est resté secret. Chut.

 

L’été, Papa le mettait sur le toit de la Simca en partance pour la Bretagne ou la Drôme. J’allais à la pêche, ou à la piscine avec, Biclou était de tous les coups. Je découvris aussi le plaisir de rouler, vite ou longtemps, sur les petites routes de la Drôme. Dans la cour de Papy, il y avait de grands platanes, généreux en ombre, de ceux qui peuplaient toutes les places des villages du Sud.  Une grosse racine émergeait, un excellent tremplin pour s’entraîner. Un jour, ma dextérité  légendaire ne fut pas suffisante pour éviter le drame, un décollage un peu trop appuyé eut raison de la fourche, de la roue avant, et de la potence de mon Biclou d’amour. Mes mains, ma joue et mes genoux douloureux ne furent plus rien, quand le grand-père vint m’annoncer les mains noires, la mine triste, le décès de Biclou, qu’il n’avait pas réussi à réanimer malgré une opération de la dernière chance. J’ai fini mes vacances à pied.

 

C’est à ce moment-là, que j’ai rencontré le Tour de France. Les adultes avaient une vie en dehors de mes  occupations, je découvris alors que le tonton et le grand-père, restaient souvent près de la radio dans l’après-midi, se tapant dans les mains ou faisant des grimaces à l’énoncé d’un certain Eddy Merckx qui gagnait tout le temps. Le soir, ils regardaient des fois, quelques images à la télé, et le matin, le nez plongé dans le journal, ils y allaient de leurs commentaires sentencieux ou de pronostics tricolores aussi enthousiastes que très aléatoires, mais Merckx gagnait toujours. Ils m’ont donc contaminé.

L’été suivant, j’amenais mon nouveau compagnon, un Motoconfort blanc avec -attention les yeux !- un guidon de course avec les cocottes de frein, dérailleur et double plateau. Et là, l’effet d’identification joua à plein, les plaisirs de la vitesse et de l’effort avaient un nouveau carburant supplémentaire: Thévénet et Ocana. Poulidor, le pépère, ce n’était pas mon truc.  Je vous passe le difficile apprentissage du dérailleur, on pédale dans la semoule, ou le contraire, impossible de vaincre le couple grand plateau- petit pignon pour démarrer. Ou bien, trop occupé à regarder sur quel pignon se trouve la chaine, on finit les quatre fers en l’air dans un champ de maïs, la peau zébrée par les feuilles coupantes, car on a oublié de lever la tête.

 

Les étés suivants furent l’occasion  de rouler plus que de raison, mais aussi de mémoriser les palmarès, les équipes, les anecdotes, de dévorer la fantastique histoire du Cyclisme du tonton.  Mais avant tout cela, j’ai  rencontré Dieu. A Bagneux, il y avait la Fête des Vendanges à l’automne, et un critérium. Mon papa m’en fit la surprise au retour de ce premier été initiatique. Le circuit était une grande avenue que les coureurs montaient et descendaient. J’étais là, agrippé, à ma barrière vauban en face de l’arrivée, la pointe des pieds sur la barre inférieure pour essayer de voir quelque chose, de ne rien rater du spectacle. J’étais déjà comblé, une voiture publicitaire du Parisien Libéré m’avait offert le poster du Thévenet en couleur, ce qui n’ajoutait rien à son maillot noir et blanc à damier. Tout à coup en contre bas, juste devant,  un petit coureur musarde, il attend le départ,  frisotant, souriant,  une bonne tête, étonnamment petit, mais le même que celui du poster. Je tends mon affiche et crie « Bernard ! ». Il se retourne, met un petit coup de frein, fait le détour et vient me dire bonjour, passe sa mitaine de cuir et de coton dans mes cheveux, et prend mon affiche, un spectateur voisin lui file son crayon et hop : j’ai l’autographe de M’sieur Thévenet en personne. Sonnez trompettes !

 

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Quelques années après, Thévenet gagnera son premier tour de France, il enverra Merckx aux oubliettes, les vieux de la famille qui misaient encore sur Poupou me regarderont enfin avec respect.

Je grandis, mes hormones me travaillent, je roule beaucoup pendant les vacances, peu le reste du temps, trop occupé à ma glandouille préadolescente. Je garde un œil sur l’actualité du vélo. Mon père s’y est mis du coup, seulement à la télé, dans le journal et le canapé, hein, comme tous ces français footballeurs d’aujourd’hui. Je change de vélo, un Motobécane bleu, de course, roues légères, boyaux, cadre en alliage, dérailleur Shimano. Mon père pense à la compète, c’est sur, pour se mettre en frais ainsi. Pas moi, j’ai approché l’US Créteil, sans plus, je n’ai pas l’esprit qu’il faut. Cyclotouriste à fond donc, j’apprends les techniques avec d’autres passionnés: l’abri ou comment  économiser le moindre effort, rouler en peloton, faire avec le vent, choisir le bon développement et ses moments de récupération ou s’alimenter correctement. Ce sont alors des sorties autour de 80-100 kilomètres, quelques cols du Vercors (ah, ces fabuleuses descentes…), la vallée de Chevreuse et l’encore campagnarde Essonne dans tous les sens, les défis inhérents à la vie de groupe du dimanche matin, l’abnégation qu’il faut trouver pour rouler à plusieurs face au vent pendant des heures. La souffrance aussi : les crampes, les jours-sans avec cette envie de vomir où tu te prends une demi-heure sur les autres, les chutes qui te brûlent la couenne, toutes ces choses pour lesquelles tu jures que l’on ne t’y reprendra plus.

 

Hinault arrive, arrogant. Je le laisse. La TV passe plus de temps sur les courses, je regarde autrement, je connais les efforts et la technique, j’apprécie d’autant plus  les artistes à l’œuvre. Par contre, leur effort surhumain, j’y crois moins. Je suis dans le vrai monde, ma fréquentation du milieu fait que je sais que le dopage existe, je vois passer des cachets, des amphét’, non,  la came du pauvre : de la codéine ou de la caféine pure, que sais-je, ca existe même le dimanche matin chez les cyclos. La douleur de l’effort, certains la gèrent autrement, je ne capte  tout simplement pas la justification du truc, l’identification totale peut- être, ou être le meilleur des touristes, une ambition bizarre, plus surement pour avoir les moyens de sa vanité.

Plus tard, Fignon soufflera un peu sur ma flamme vacillante, enfin plutôt le résidu de braises qui restent, mais un jour, je croiserais un kiné trop bavard  de l’équipe système U qui racontera, hilare à tout le monde,  comment l’équipe pro, un jour ,suite à l’annulation d’un contre-la-montre, l’a quand même fait et à fond, car  seul, l’effort éliminait  les conséquences physiques de leurs prises de produit. Je l’ai cru.  The end.

Par la suite, j’ai laissé moisir mon beau vélo, déçu un peu la tribu qui me voyait déjà en haut de l’affiche -ou faisait semblant…-. J’en faisais de moins en moins, le fond de kilométrages de l’entrainement absent, je n’avançais plus, les cuisses dures comme on dit. J’ai fini par ne plus y trouver aucun plaisir, restait juste la douleur du vélo, insupportable, amplifiée sans doute par  l’explosion en vol de mon iconographie enfantine. Seules quelques amicales sorties tout-terrain me motivaient encore un peu, on rigolait, au moins. Mais il n’y avait plus de héros possibles, la conscience s’éveillant, c’était bien terminé, les zéros du vélo, comme ceux du rock ou des livres d’histoire.

Après m’être fait lâcher, il y eut Indurain et tant d’autres, franchement louches. J’ai  cessé de m’intéresser totalement au spectacle. J’ai vu, de loin, la mafia Armstrong prendre le pouvoir avec l’incroyable mise en coupe réglée de la fédération internationale, le dopage industriel, les mises en scènes médiatiques complaisantes et consternantes ont achevé d’enfouir cette passion de jeunesse. Le Tour de France alimente les médias –et leur audience-  comblant le creux de l’info l’été, ils le lui rendent bien cet intérêt partagé, impossible pour eux de descendre ce monument, car les publicitaires partiraient avec. 

 

Le dopage est toujours là, tout le monde semble prendre un petit  peu de tout mais un petit peu moins, pour rester juste en dessous des normes sanguines, les certificats médicaux dérogatoires demeureraient une pratique constante. Quelques idiots se font encore prendre la main dans la pharmacie, tel ce grimpeur italien vainqueur de deux étapes du Giro 2014 avec du salbutamol, un grand asthmatique, un de plus, mais combien de trop. La compèt, je n’y ai  juste mis qu’une roue et me suis enfui, un milieu terrible, très codé et casté, il n’y a pas que le dopage qui le pourrit, le pouvoir aussi... comme partout. Le cyclisme était aussi un milieu très blanc contrairement à ma banlieue, conservateur aussi, si vous voyez ce que je veux dire. Aujourd’hui, je ne sais pas, connais plus.
Quand je tombe sur une course par hasard, je regarde, parce que malgré ce cirque, j’apprécie toujours le show en connaisseur. Il m’arrive de trainasser parfois devant le tour, mais le nom du vainqueur je m’en fous un peu, de sa légende journalistique encore plus, parce qu’en fait je me regarde, jeune Joseph, et surtout je regarde le vélo, cet objet passionnel, cet objet transfert, comme on regarderait une ancienne liaison qui elle seule, peut laisser cette morsure particulière.

 

 

Publié initialement sur mediapart le 01/07/2014



23/05/2016
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