Les billets de Joseph

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Fractures de fatigue

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L'entretien préalable s'éternise un peu, Abeytu s'est imperceptiblement affaissée, sûre d'avoir droit au chômage et d'éviter le dépôt de plainte pour son geste d'humeur, ses seuls objectifs. Mais Youri fait durer, comme à son habitude, il pousse le directeur adjoint de la base logistique dans ses retranchements. Son quart de siècle sent qu'il a un léger avantage sur le demi-siècle assis à son bureau. Le début avait été un peu surréaliste, le cadre avait confondu la CNT avec la CGT, et semblait sincèrement interloqué que les anarchistes puissent encore avoir des représentants légaux, lorsque Youri, s'était présenté comme la personne syndiquée autorisée à assister Abeytu lors de cette procédure.

Le DRH avait déclenché le sourire des jeunes en montrant son ignorance, provoquant ainsi une sorte de faille inversée dans le rapport de force asymétrique du licenciement, pourtant ô combien favorable à l'employeur. Abeytu lassée, aimerait bien rentrer à l'appart, pour retrouver leurs deux autres colocataires. Son regard vide entend les mots habituels « immaturité ...conteste l'autorité ...cela avait pourtant bien commencé…agressivité... » son attention s'absente, elle devient une spectatrice lointaine. Youri ne lâche rien, parle plus fort, se lève parfois, utilisant tous les stéréotypes qu’il exècre « votre dossier est vide... domination masculine... prudhommes…période d'essai non rémunérée... ». Revenue de son au-delà, Abeytu échange un regard farouche avec le costume d'en face, qui d'un geste soudain, lâche. « Bon, allez, ça ira pour ce soir, je lui paye son mois complet et la licencie, elle me signe son solde, et nous sommes quittes, je dois vraiment être dans un bon jour pour oublier son acte de vandalisme». Abeytu sort son stylo, presque insolente, coupant le sifflet à Youri, surpris par une main ferme pressant son genou.

 

Ils sortent tout guillerets. Youri fait son bravache, « Je crois que j'aurais pu obtenir ton réemploi, tu sais. Je connais ce type, il est élu écolo d'un petit village dans les Alpilles, les capitalistes honteux, c'est les plus faciles à retourner » Abeytou se moque « Vantard va ! Manquerait plus que cela ! J’en avais trop marre de faire le ripeur nocturne, ce sera ma plus longue période de travail de l'année, c'est bon quoi. Mais tu dois avoir raison, puis le coup allusif à la domination masculine, puisque je suis la seule fille du quai, genre attention « metoo », c’était bien vu». Ils quittent Plan de campagne, temple de la consommation marseillaise pour rejoindre leur quartier du Panier, et l’appartement vieillot, un des derniers bons plans du coin à ne pas avoir été écroulé, gentrifié ou expulsé.

 

Camille les accueille. Seule et hilare, elle mate un épisode de Happy ! affalée dans une des banquettes fatiguées du séjour. Ils lui racontent, elle sourit. « Je vous ai préparé une Moussaka pour ce soir, on se prendra un apéro dès que Mohand rentrera. Pour fêter ça, ensemble. M'étonnerait que Mohand aille bosser si nous sommes trois à pouvoir glander demain ». Youri se pince « Ah, merde, j'ai une série de couteaux à finir pour samedi » et le voilà qui en sort un exemplaire de sa vareuse avec sa main atrophiée, pour montrer son travail. Les deux filles se regardent, comprenant qu’elles vont encore avoir un tuto de forge détaillé, avec moult détails et digressions auxquelles elles n'entraveront que dalle. Youri lancé, est inarrêtable que ce soit sur la forge du squat associatif, ou la politique. Et c'est ce qui se passe, seule sa pension d'invalidité ne lui provoque pas ce bavardage, sur laquelle il reste discret, elle lui permet de vivre de sa passion pour ce métier disparu, dévoré par l'industrie et les prix asiatiques.

 

Chaque colocataire connaît à peu près les revenus de chacun, puisque sans y prendre garde, ils partagent plus ou moins tout, même si le loyer, les courses et les charges collectives sont vaguement réparties moins que formellement chaque mois, le groupe demeure bienveillant avec les fauchés, qui ne sont jamais les mêmes, selon les périodes. Camille ne travaille pas, n'ayant pas réussi à conserver son statut d'intermittent, quelques concerts de ci de là, en attente de RSA, elle vit de la petite aide de sa famille, régulière ou ponctuelle. Mohand travailleur indépendant, ne bosse pratiquement que quand il y est obligé, les clients attendent, oui, un plombier peut décidément tout se permettre. Abeytu fatiguée de ne pas trouver de CDI, mais que des CDD kleenex, s’est aussi adaptée au climat du job en dilettante, elle a cessé de croire au conte de fée de l'insertion par l'emploi, son droit d'accès doit être périmé, sûrement.

 

On toque à la porte. Les filles sourient, ce doit être le retour de Mohand. Mais Youri s’écrie « Ne bougez pas, c’est pour moi ! ». Il revient avec un mec, autour de la cinquantaine qui se voudrait jeunette, rasé, lunette rondes, vêtu de noir, chaussures de boxeur à lacets, noires aussi, un tee-shirt « Pixies » et un badge de la Fédé anarchiste complètent le personnage. Les filles se regardent, ce type leur dit bien quelque chose, mais il parait trop propre, sent la « bonne » éducation à 3 mètres, bien trop loin de leur quotidien. Leurs grimaces obligent Youri, pas peu fier, à faire les présentations : « Philippe ! ». Deux hochements de tête féminins, il n’aura pas la bise fraternelle. Philippe prend la parole, son ton est doux et posé. Son expression indique des études supérieures. Les filles écoutent, tout en saluant Mohand qui vient d’arriver à pas de loup, il prend instantanément ses distances, en venant s’asseoir entre elles deux, sa bière rituelle de fin de journée dans la main.

 

Son sourire figé se fait solidaire avec celui de ses voisines de canapé. Philippe expose longuement pourquoi il est là, sociologue, il pige au CNRS et à la fac comme maitre de conférence, il entreprend une tournée dans tout le pays pour un futur essai ou une étude, peut-être bien les deux (sourire) ce serait sur un état des lieux de la jeunesse, ou un truc approchant, croient comprendre les occupants du fauteuil. Il achève son baratin qui parlait de profil et de questionnement ouvert, dans un silence pesant ou l’on n’entend plus que le vendeur de thé à la menthe passer en contre-bas du balcon, avec ce bruit si caractéristique du moteur électrique de son chariot, qui n’est autre qu’un fauteuil handicapé reconditionné en bar à roulettes.

 

" Gné ? " rie Mohand.

Camille lui donne une tape sur la tête et interpelle Philippe « Et comment savez-vous que nous sommes libertaires, vous avez consulté les fiches S de Casta ? »

Youri vole au secours du prof qui dans un léger mouvement de recul, s’assoit à l’insu de son plein gré sur un tabouret qui trainait par-là Youri bondit « Hé ! Mais c’est moi qui l’ai invité, t’es conne ou bien ? ».

Camille « Je n’aime pas les enquêtes, même gauchistes, même gérées par un anarchiste breveté mainstream ».

Le visage de Philippe s’éclaire « Ah, tu m’as reconnu, c’est déjà ça ! »

Camille contre « On se tutoie depuis quand Môssieu ? »

Youri « Putain, Cam, arrête, allez … ».

Abeytu tilte enfin « Ah ouais, ça y est, je vous remets, z’êtes le gars qui a fait toutes les cartes possibles du PS au NPA, pour finir en stagiaire à la Fédé Anarchiste, morte de rire ! » Elle se tourne vers Youri « Mais qu’est ce tu nous fais, là, t’aurais pu nous demander, t’es lourd à la fin ! Je n’ai pas envie de causer à ce gonze. Après le capitaliste honteux, tu fais dans le gauchiste perdu ? Mais pourquoi faire, tu veux nous convaincre de quoi ? Ou pire,  nous utiliser ? Merde ! »

Camille, froide comme une lame regarde l'homme en noir « J’ai lu un truc signé de toi sur les gilets jaunes, un discours critique comme tu les aimes tant, mais qui n'était qu'un dézinguage en règle des gilets, il nous resservait ta théorie préférée de la grande confusion avec comme seuls arguments, des sources internet : des tweets divers et variés, les FB lives louches, des images de beuveries, ou de fafs en roue libre, avec leurs slogans racistes, antisémites ou islamophobes.  Surtout qu’tu omettais sciemment les groupes libertaires de Millau, St-Nazaire ou Bordeaux, et puis, qui peut croire encore dans ce monde de barjots, en une révolte de masse qui puisse être chimiquement pure, à part les idéologues ou les religieux,  ? C’est pas ce que t’es encore, finalement ? Donc aucun intérêt pour moi, j'ai autre chose à penser ».

 

Mohand coupe brutalement Philippe qui s’apprêtait à rétorquer, Youri se tait -ébahi- « Moi, je ne goûte plus ceux qui se positionnent au-dessus de la mêlée, tranquillement à l’abri, inconscients ou pas de leur statut protégé, tel le bourgeois méprisant qui regarde le prolétaire bosser, tout en acceptant volontiers la rente ainsi créée. Les constats de carence, j’en ai ras le bol, marre de marre ! Un sociologue devrait critiquer la société, mais Philippe semble d’abord omnibulé par le faire société, voter, travailler, réseauter…. gna-gna, tout ça pour rester sagement à sa place de dominé républicain, en croque-mort d'idées vieillottes jamais réalisées. Ben, moi, j’cause plus avec ces filous, inventeurs de la normalisation subversive et immobile, ils me font perdre mon temps et j’ai une vie à vivre, une seule, alors même dans ce monde pourri et sans avenir, je resterai vivant et debout quitte à en payer le prix. D’ailleurs, je le paie déjà, et cash. Et oui, mon Philippe ! Je me croyais non-violent avant les overdoses systématiques de lacrymo, et les deux ans de probation du sursis pris en comparution immédiate pour avoir été raflé au mauvais endroit, au mauvais moment, un samedi de décembre. Maintenant j’en arrive à comprendre -presque- les blackblocks, Casta m’a pour ainsi dire formé pour. Leur violence n’est qu’une réponse, la seule possible à l’excès de pouvoir des flics et de l’Etat. Quoique tu fasses, tes bouquins et tes idées ne changeront pas le rapport de force,  tu devrais surtout lâcher la théorie pour le pas de côté, ça te reposerait, tu verras. Sur ce, Je me tire ! Les autres ! on se retrouve au vieux port à l’endroit habituel quand vous aurez pondu de quoi faire gagner sa vie et ses certitudes à Filou ! »

 

Philippe regarde la porte qui vient de claquer derrière Mohand. « Si on ne peut même plus discuter… ». Camille l’apostrophe moqueuse « Oui, pourtant il n’a jamais été aussi bavard le Mohand, mais il devenu intelectruelle, maintenant, il ne cause plus, il gâche. Et moi, je m’évade, car je ne reste jamais longtemps quand ça craint, alors je vais vous laisser; là, j’ai mon cours avec nos anciens voisins sanspaps, qui sont partis à la Belle de mai, pas de natation hein, le cours, ça ils ont eu toute la méditerranée à traverser pour apprendre, mais de français ». Abeytu, la suit, ironique « Bon …ben pour une fois, j’vais pas faire ma marginale, je vais suivre la majorité du troupeau. Salut Filou ! »

 

Youri et Philippe restent les bras ballants, tels deux palmiers après l’ouragan. Youri euphémise, « Euh... Ils sont restés très libres mes potes…Un peu expéditifs, certes.... t’as fait le voyage pour rien, je crois bien ». « Pas bien grave, je trouverai du contenu ailleurs. Je crois qu’au fond, je reste sans doute un vieux gauchiste, et non un anarchiste. Avec mon collectivisme émancipateur que je demeure incapable à la fois de transformer et de dépoussiérer. » Youri, un peu peiné d’avoir perdu un camarade si vite, le raccompagne sur le palier « Je crois que les trois personnes que tu viens d’énerver sont émancipées à leur manière, mais n’attendent rien,  pas de révolution , ni d’élection, et surtout pas de guide. Il ne leur est pas encore « interdit d’agir individuellement, selon leur goût, leur force de volonté et leur ouvrage »  comme disait Lecoin , c’est juste ce qu’ils font.

Ben, salut Filou !».

 



25/09/2019
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